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Mariana Enriquez : « un roman doit avoir de la tension. »


Comment l’autrice argentine Mariana Enriquez a-t-elle construit les personnages de son impressionnant roman « Notre part de nuit » ? Et comment a-t-elle géré les multiples points de vues ?  

On ne présente plus Mariana Enriquez, autrice et journaliste argentine. Elle travaille comme rédactrice en chef adjointe de la section arts et culture du journal Página/12 et propose également des ateliers de littérature à la Fondation Tomás Eloy Martínez. Son premier roman (Bajar es lo peor) est paru en 1995 : elle publiera ensuite quatre autres romans, ainsi que deux recueils de nouvelles. Son roman fleuve, Notre part de Nuit, œuvre sur laquelle s’est axé notre entretien, raconte l’histoire d’un père et son fils qui fuient une menace ténébreuse dans la dictature Argentine des années 1960 à 1973.

Les points de vue, les époques, les lieux se succèdent autour de cette intrigue où se mêlent fantastique et Histoire, dans une terreur palpable. Nous avons interrogé l’autrice sur les différents narrateurs qui tissent le récit de Notre part de nuit, car le choix du narrateur (ou des narrateurs !) est crucial pour un auteur. A travers ce choix, l’auteur décide qui raconte les faits. Cela conditionne le déroulement de l’histoire mais aussi le ton, le genre et les émotions transmises au lecteur.

Dans le roman de Mariana Enriquez, les différents narrateurs-personnages forment des voix dont l’addition produit suspens, intrigue et effroi ! Comment y est-elle parvenu ? 


La construction des personnages avant la construction des narrateurs.

Pour construire un point de vue, qui permettra la narration de l’histoire, il est tout d’abord nécessaire de construire un personnage de façon précise. Son histoire personnelle ainsi que l’univers dans lequel il évolue doivent être détaillés et cohérents pour créer un ensemble qui fonctionne.

C’est d’ailleurs de cette manière que procède Mariana Enriquez dans Notre part de Nuit. Son roman est né d’une volonté « d’écrire sur une relation père-fils un peu classique comme dans celle d’Ulysse et Télémaque dans l’Odyssée, avec un père surplombant et un fils devant prendre sa suite ». Bien que la référence antique se soit très atténuée dans la version finale du roman, les personnages de Juan (que l’autrice souligne particulièrement aimer) et Gaspard se sont inscrits dans une lignée de personnages types.

Pour leur donner de la crédibilité, leurs caractères, leurs relations, leur histoire ont été pensés dans une temporalité qui va bien au-delà de celle du roman. Ainsi, l’histoire des personnages ne commence pas là où débute le livre. Mariana Enriquez a dû se confronter « à comment écrire en tant que femme une relation entre hommes ».

Pour cela, elle a énormément pensé ses personnages (avant même de les écrire), et a choisi de dépeindre l’image de deux hommes : un père mourant, violent et aimant, qui se donne pour mission de sauver son fils dans l’urgence ;  un fils dont la personnalité complexe ne répond pas à une vision classique d’homme qui « doit être simple ».

Bien que l’autrice se soit inspirée de personnages types, elle n’a cependant pas peint une image préconstruite de l’homme que l’on retrouve souvent dans la littérature. De cette façon, si ses personnages ne sont pas très “compliqués” selon elle, ils ne sont néanmoins pas “conventionnels”. Ils ont une profondeur qui leur donne du relief et une subjectivité intéressante qui apporte réellement quelque chose quand elle les choisit comme narrateurs.

 


Le point de vue : moteur de tensions.

Comme nous venons de le voir, la construction des personnages fait naître des narrateurs. Néanmoins, un point de vue doit être travaillé pour être à même de pouvoir « raconter » et donc de rendre intéressante l’intrigue tout en la faisant avancer.

Mariana Enriquez revient en particulier sur deux petits textes de son roman qui lui ont permis de créer de la “tension”. Premièrement, elle évoque le point de vue du médecin qui opère le protagoniste malade. Elle explique que ce point de vue est ambigu car à la fois morbide et érotique –  proche de celui d’un médecin sorti d’un thriller de Cronenberg.

Le second texte est celui de la fausse chronique journalistique qui raconte une situation où rien n’est vrai. Le choix de ce dernier point de vue est “une décision très consciente car elle-même est journaliste”.

Pour Mariana Enriquez, ce ne fut pas facile d’écrire ces points de vue. Elle a dû « être obsédée par l’histoire pour qu’elle soit assez claire” mais également être certaine de ce qu’elle voulait raconter, dans quelle direction elle allait.

De cette manière, une partie de son roman raconte le point de vue du père, du fils, de la mère… et c’est bien ces différents choix de narrateur qui créent de la tension. Cette dernière est primordiale selon elle, car “un roman doit avoir de la tension.”
Comment peut-elle naître du choix du narrateur ? Cette tension provient du fait que certains autres personnages de l’histoire et le lecteur lui-même ne savent pas toutes les choses qui se passent. Ils doivent donc se faire une idée “au fur et à mesure” et c’est pour l’autrice « l’unique manière de conserver la tension”.

Néanmoins, Mariana Enriquez souligne la difficulté de devoir “faire des choix” : en effet, il est récurrent de devoir couper les paroles des personnages, ce qui peut être très dur.

Structurer son roman grâce aux points de vue.

Les points de vue peuvent également être le moyen de structurer un roman, en particulier quand ce dernier est très long. Mariana Enriquez affirme s’être “limitée grâce à la structure en quatre parties qui a fait qu’aucune partie ne pouvait être plus conséquente qu’une autre”.

Notre Part de Nuit, roman de 760 pages, est composé de 4 parties principales :

1 – La première partie s’apparente à un roman de route, inspiré du roman La route de Cormac McCarthy.

2 – La deuxième partie est racontée à la 3ème personne avec plusieurs points de vue d’adolescents. Elle est proche du roman d’initiation contemporains comme « Ça » de Stephen King et s’inspire des films de Steven Spielberg notamment pour la narration des enfants en bicyclette (E.T. étant le premier film que Mariana Enriquez a vu au cinéma).

3 – La troisième partie est une narration à la première personne, qui se termine là où le roman débute.

4 – Puis, la dernière partie est racontée avec des points de vue multiples à la troisième personne.

Notre part de nuit comporte également une fausse chronique journalistique, ainsi qu’un passage du point de vue du docteur. Pour que ces points de vue deviennent structurants il faut qu’ils soient construits de manière équilibrée : l’autrice explique avoir donc dû faire des choix de narration, et construire son roman en fonction.

Elle affirme néanmoins que “80% de l’écriture de fiction vient du travail et 20% de la folie et ces 20% viennent extraordinairement tout équilibrer sans que l’on sache pourquoi.”


Changer de narrateur pour les besoins de l’histoire.

Les parties du roman sont en effet construites grâce à des narrateurs, néanmoins, certains choix de points de vue peuvent paraître surprenants.

Pourtant, ils semblent être nécessaires pour enrichir  le récit. Il ne faut pas se borner tout au long du roman aux deux schémas :
1- Le narrateur est le personnage principal de l’histoire et raconte à la première personne.
2 – Ou bien le narrateur point de vue périphérique) est extérieur à l’histoire et raconte ce qui se passe pour le personnage principal.

La variation du choix des points de vue peut créer un rythme particulier et intéressant dans le roman. Après une lecture plus attentive, on se rend compte que des narrateurs auxquels on ne faisait pas forcément attention apparaissent dans Notre part de nuit, comme d’Esteban ou bien Tali.

Mariana Enriquez explique ce glissement des narrateurs principaux vers des narrateurs secondaires par l’incapacité des personnages principaux à assurer leur rôle à cause des obstacles (physiques ou psychiques) auxquels ils font face. Ce sont généralement les amants qui prennent la parole comme Tali et Esteban (les amants de Juan) ou Marita (l’amante de Gaspard). Ce sont en grande partie les amants qui “complètent ce que savent les lecteurs.”


De la même façon, le frère de Juan doit parfois s’adresser aux personnes qu’il soigne et donc prendre la parole dans le roman. Mariana Enriquez revient sur l’importance pour elle “que ce soit les hommes qui prennent soin d’eux, de leur fils” et que “la femme soit d’avantage à l’écart, qu’elle ne soit pas là pour prendre soin d’eux, ou être affectueuse” car ce qui l’intéresse, “c’est une mascunilité différente”.

De la même manière, le point de vue d’un personnage principal peut être retardé dans le roman par le choix d’autres points de vue pour créer de la tension. C’est le cas d’Esteban, qui est décrit comme “un personnage secret, avec beaucoup de duplicité, et une potentielle source de trahison” par Mariana Enriquez. Esteban est un des personnage préféré de l’autrice, et elle a dû beaucoup enlever de passages le concernant pour réussir à trouver quel rôle lui donner. Elle confie d’ailleurs que si elle devait écrire une suite, cela serait sur Esteban et Juan.

Le choix du point de vue est donc primordial pour créer de la tension et structurer le roman. Le narrateur peut ainsi donner ou ne pas donner des informations qui permettront au lecteur d’avoir des attentes. Si vous désirez en apprendre plus sur les points de vue les plus utilisés en narration, ainsi que vous former, inscrivez-vous à notre stage Les outils de la narration littéraire et notre stage Préparer et construire un roman,  ou à notre première année de cycle L’Artisanat de l’écriture  !

Voir l’intégralité de notre rencontre avec Mariana Enriquez.


Cette rencontre a été réalisé dans le cadre du festival Littérature Live Festival 2022. Médiation Lionel Tran – Caméra Léa Ducourtioux  – Montage Ryu Randoin

Interprépariat : Nathalie Martin & Françoise Dubuis – Nous remercions Mariana Enriquez, Lucie Campos et la Villa Gillet ainsi qu’Anne Rety et La bibliothèque du 4ème arrondissement de Lyon

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