Il y a des années avec et des années sans coups de cœur. C’est frustrant mais c’est ainsi, surtout quand on est libraire : on doit lire tellement de livres qu’on n’a parfois pas l’opportunité de vraiment choisir ce qu’on veut vraiment. L’année 2022 a été globalement bonne dans mes lectures, mais je n’ai pas eu de réel coup de cœur avant “La leçon du mal” ou “On était des loups”, sortis en août… Alors que là, le 2 janvier, j’ai terminé la lecture de mon premier roman de 2023 et j’ai su qu’il me marquera durablement, grâce à ses personnages et à sa structure générale. Il s’agit de “Mungo” de Douglas Stuart.
Mungo est un petit gars de quinze ans, qui vit dans un quartier populaire de Glasgow dans les années 90. Sa mère les a encore abandonnés du jour au lendemain, laissant son frère aîné Hamish dans ses guerres de gangs protestants-catholiques et sa délinquance, et sa sœur Jodie qui rêve d’intégrer l’université pour s’en sortir. Mungo, contrairement à eux, croit encore au fait que Mo-Maw les aime et qu’elle reviendra forcément. Un soleil de gentillesse et de naïveté à la fois. Et puis un jour, il va faire la rencontre qui va changer sa vie, celle de James, du haut de son pigeonnier. James est catholique, pas très beau et à l’aise qu’avec les pigeons, mais les deux adolescents vont enfin se comprendre eux-même et tomber amoureux.
Douglas Stuart : auteur sur le tard.
Douglas Stuart est né en 1976 à Glasgow, et il est le cadet d’une famille de trois enfants. Il a été élevé par une mère alcoolique et addict, qui meurt alors qu’il n’a que seize ans. Il a emménagé un temps chez son frère aîné, avant de s’installer dans une pension (boarding house), d’aller à l’université et de partir ensuite aux Etats-Unis à vingt-quatre ans comme designer de mode. C’est en février deux mille vingt que sort son premier roman “Shuggie Bain”, l’histoire d’un jeune garçon qui fait tout pour aider sa mère dans ses addictions dans un Glasgow des années quatre-vingt. Dès sa sortie, il a fait sensation dans la sphère littéraire : il a notamment obtenu le Booker Prize, et le prix Libr’à nous en France. “Mungo” est son deuxième roman sorti en avril deux mille vingt-deux en version originale, et en janvier deux mille vingt-trois en France. Il est marié avec Michael Cary.
Il écrit dans un article au “Literary Hub” où il parle des livres qui l’ont marqué qu’il “a grandi dans une maison sans livre, ce qui n’était pas inhabituel pour l’époque ou le lieu” et que “le plaisir de lire est venu bien plus tard dans la vie. Quand tu grandis dans ces conditions, il peut être difficile de trouver la paix qui peut permettre de se replier sur soi-même dans les livres. Les livres sont une échappatoire, oui, mais ce n’est que quand j’ai commencé à voir mon propre monde, mon propre peuple dans les pages, que j’ai découvert le vrai pouvoir des mots. Les livres sont un miroir, un rêve, une éducation ; mais parfois, et c’est tout aussi important, ils sont une trace que nous, et ceux qui nous ressemblent, sommes là.” (retrouvez l’intégralité de l’article à la fin de la chronique, excusez ma traduction approximative).
Une structure à suspense.
Le roman est scindé en deux parties : la première raconte comment Mungo part dans les lochs avec deux parfaits inconnus, et la deuxième déroule les mois qui ont précédé ce week-end. Mais nous n’avons pas une structure strictement chronologique (ici l’ordre serait deuxième partie/première partie), ou encore une succession rigoureuse de chapitres “présent” et “passé”.
Sur les vingt-huit chapitres que compte le roman, onze sont consacrés au week-end, tandis que les dix-sept autres sont sur le “comment il en est arrivé là”. Dans ces derniers, l’auteur utilise une palette variée d’outils narratifs pour nous montrer la vie de Mungo, le passé de sa famille, le contexte historique dans lequel il plante son récit ; il se permet même de changer de point de vue de temps en temps pour enrichir l’univers de Mungo, pour comprendre les motivations et les nombreux regrets de ses proches.
Mais dans les chapitres du week-end, l’auteur se concentre sur l’action, tout en plaçant un univers narratif bien différent : on est dans une forêt, au bord d’un lac, perdus au milieu de la nature avec Mungo et ses deux accompagnateurs. Contrairement aux chapitres “comment on en est arrivé là”, Douglas Stuart ne nous donne accès qu’au point de vue de Mungo ; et si on arrive à deviner le tempérament des deux hommes, c’est grâce à leurs gestes et leurs paroles uniquement. Nous aurons exceptionnellement accès au point de vue de l’un d’eux, Gallowgate, et donc à une partie de sa vie, mais c’est seulement pour nous faire comprendre la dangerosité de cet antagoniste, faisant ainsi monter la tension narrative d’un nouveau cran.
Cette alternance permet à l’auteur de garder le lecteur ou la lectrice sous tension, car d’un côté on voit les horreurs que Mungo subit lors du week-end, et de l’autre on saisit sa personnalité et le changement qui était déjà en cours dans son passé. Et il arrive à créer du suspense sur les deux “timelines” : on se demande comment Mungo va s’en sortir, seul dans les lochs, avec deux hommes loin d’être recommandables ; mais il nous fait aussi nous poser des questions au coeur de Glasgow : est-ce que Mungo va obéir encore longtemps à tout le monde ? Qu’est devenu James ? Et surtout comment il a été mis en relation avec deux parfaits inconnus ? Cette dernière réponse, on ne l’a qu’au chapitre vingt-six, par exemple, et en ce qui concerne James, ce n’est que quelques pages avant la fin.
Un univers narratif marqué : les territoires d’écriture de l’auteur.
Comme vous avez pu le remarquer, les deux romans de Douglas Stuart se situent dans les quartiers populaires de Glasgow, et que ce soit dans les années quatre-vingt ou quatre-vingt-dix, ils sont rongés par la pauvreté et la précarité dans lesquelles les ont plongés les années où Margaret Thatcher était première ministre. Dans “Mungo”, on a notamment un épisode de violence conjugale : une voisine que Mungo aime bien et qui leur vient régulièrement en aide, se fait battre par son mari. Jodie et Mungo la sortent de l’appartement, et l’adolescente ne peut s’empêcher de juger le mari de la voisine de manière agressive. Mais à la surprise générale du petit groupe, cette voisine prendra la défense de son mari, expliquant à la jeune fille la complexité de leur situation notamment depuis les années Thatcher, et s’en ira rejoindre son bourreau. Il y a également le père de James qui est impacté par ces réformes, obligé de laisser son adolescent pendant deux à trois semaines tout seul pour travailler sur une plateforme.
On retrouve aussi les thèmes de l’alcoolisme maternel. Dans “Mungo”, Mo-Maw est âgée de trente-quatre ans, a eu son premier enfant à seize ans et se retrouve empêtré dans un rôle de mère qu’elle rejette de plus en plus. C’est également un des thèmes principaux de “Shuggie Bain”, avec cette fois une mère qui se berce d’illusions quant à sa vie dont elle n’est pas satisfaite.
Et dans les deux romans, l’auteur aborde également le thème de la découverte de l’homosexualité et son acceptation. Dans “Mungo”, on y suit un adolescent très naïf qui n’est jamais tombé amoureux et qui ne connaît rien au sexe (que ce soit en bien ou en mal), et c’est ce qui nous touche avec sa relation avec James : ce sont deux ados qui se découvrent, qui découvrent non seulement l’autre et la puissance des sentiments, mais ils se découvrent aussi eux-mêmes.
Dans une interview, Douglas Stuart dit que “Shuggie Bain” n’est pas autobiographique, ce qui est certainement le cas aussi pour “Mungo”, mais on remarque qu’il utilise ses territoires d’écriture pour faire vivre à son tour les souvenirs qu’il a des quartiers de Glasgow et de sa jeunesse.
Des personnages plus vrais que nature.
Pour parfaire le travail sur ce roman, il fallait des personnages marquants. Et quelle réussite !
On va commencer par le protagoniste qui a un arc narratif satisfaisant mais jalonné d’embûches pour aboutir à une évolution : Mungo a quinze ans, mais il se comporte presque comme un enfant. Il est rempli d’un optimisme qui flirte avec la naïveté, il est maladroit, et surprotège sa mère pour qu’elle reste dans le foyer. Mais lui-même est couvé par son frère et sa sœur, même si le premier ne connaît que le langage des coups et de la violence, tandis que l’autre essaye de le faire sortir de sa zone de confort sans parvenir à être vraiment autoritaire avec lui. Son monde tourne autour de sa famille au début du roman, et Mungo ne se pose pas de question sur son avenir, il ne voit que le présent et ce qu’il peut faire pour contenter tout le monde, quitte à oublier ses propres volontés.
Tout change lorsqu’il va faire la rencontre de James. Pour la première fois de sa vie, il aimerait faire quelque chose pour lui, sans penser à ce que ses proches pourraient ressentir, pourraient penser de lui. Et lorsqu’on regarde structurellement le fonctionnement des chapitres, on remarque que James passe d’un statut quasi-inexistant dans sa vie, à la première personne qu’il mentionne dans quelques chapitres ; et ça s’accompagne d’une véritable remise en question chez Mungo : a-t-il vraiment envie de suivre son frère dans ses guerres de gangs ? Peut-il encore se laisser marcher dessus par une mère qui court après sa jeunesse perdue ? On s’attache à ce bonhomme qui apprend à faire ses propres choix et à qui il arrive les pires traumatismes, qui vit une véritable intrigue de maturation.
À titre personnel, je m’étais tellement attaché à ce personnage que je n’avais pas envie de “le laisser partir” quand j’ai terminé le roman, et ça fait des années que ça ne m’était pas arrivé.
Mais les autres personnages ne sont pas bâclés pour autant. Nous avons Hamish enfermé dans un rôle de chef de gang protestant hérité de son père absent, lui-même père a à peine dix-huit ; Jodie qui méprise sa propre mère de les laisser tout le temps, qui veut tout faire pour s’éloigner de ce destin de mère-enfant qu’elle lui renvoie, mais qui frôle la catastrophe de très près à cause d’une amourette avec un de ses professeurs ; Mo-Maw (ça vieillit de se faire appeler “maman”) qui abandonne ses enfants dès qu’un homme lui accorde un minimum d’attention ; James qui se débrouille comme il peut après la mort brutale de sa mère et l’absence de son père, et la découverte de son orientation sexuelle qui est vue comme une déviance ; mais les voisins ne sont pas en reste.
Je vous ai parlé de la voisine, Mme Campbell, victime de son mari qui fait peur à Mungo, mais nous avons également un autre voisin qui ouvrira la voie de l’acceptation au jeune homme : Poor-Wee-Chickie (ou M. Calhoun) est moqué et rejeté par tout le quartier car il est ouvertement homosexuel (il y a même des rumeurs qui disent qu’il s’attaque aux enfants, ce qui est faux) et se révélera un allié précieux et inespéré pour Mungo, car à travers deux longues discussions qu’il aura avec lui, c’est lui qui sèmera définitivement la graine du changement dans l’esprit du jeune homme. Et même si on ne fait que l’apercevoir de temps en temps, il est marqué par une histoire et une expérience qui donneront des conseils très utiles au protagoniste, que ce soit pour conseiller à son ami de poser des ardoises sur son toit, ou pour l’inciter à vivre.
“Mungo” est un roman d’apprentissage marqué par un contexte historique, politique et social très précis, avec des personnages qui évoluent comme ils peuvent dans ce bourbier et surtout un garçon qui va apprendre à faire ses propres choix pour “devenir un homme”. C’est un roman qui marque grâce à un travail minutieux et à une structure qui change de ce qu’on voit habituellement. Un grand texte, et je fais la promesse de lire “Shuggie Bain” cette année !
Article au Literary Hub : https://lithub.com/poverty-anxiety-and-gender-in-scottish-working-class-literature/
Aline-Marie Pichet est libraire à
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