David Joy, auteur des Appalaches, soulève une question essentielle : l’écrivain peut-il échapper à la responsabilité de son récit ? Entre l’authenticité brute de ses personnages et l’illusion qu’il doit créer pour captiver, Joy dévoile les défis d’une littérature confrontée aux « lecteurs de sensibilité ». Faut-il, comme lui, voir en ces lecteurs une opportunité d’amélioration ou s’en méfier comme d’une entrave à la liberté d’expression ?
David Joy, écrivain américain ancré dans les Appalaches, ne cache pas son engagement pour une écriture sincère et authentique. Dans notre interview récente, il partage ses pensées sur l’importance d’inclure des « lecteurs de sensibilité » dans son processus d’écriture, surtout pour écrire au sujet de femmes ou de personnes racisées lorsqu’il s’attaque à des thèmes sociaux complexes comme la pauvreté, la violence et l’addiction dans les communautés rurales. Pour lui, il s’agit de travailler avec un “lecteur d’authenticité” plutôt que de « sensibilité », soulignant que si ces lecteurs identifient une faille, « cela ne vient pas de leur sensibilité, mais de [nos] erreurs. »
Lecteurs de sensibilité : lecteurs d’authenticité ?
L’un des points les plus frappants de l’entretien est la manière dont Joy considère les lecteurs de sensibilité. Ces lecteurs, souvent sollicités par les maisons d’édition pour valider l’authenticité de représentations culturelles, sexuelles ou ethniques, sont devenus des acteurs controversés dans le monde littéraire. De nombreux écrivains y voient une limitation de leur liberté de création, une « police » qui encadrerait les récits dans des balises de politiquement correct.
Pour David Joy, cette vision est faussée. Il voit plutôt ces lecteurs comme une chance de combler les « lacunes de l’auteur ».
« Vous sollicitez des lecteurs d’authenticité quand vous essayez de combler des écarts. Si je franchis un fossé de genre, de sexualité, de race ou de classe, je dois reconnaître que ces écarts impliquent un pouvoir, » explique-t-il.
En tant qu’homme blanc américain, il admet que tous les écarts qu’il franchit dans son écriture sont teintés d’un rapport de pouvoir. Travailler avec ces lecteurs n’est donc pas une contrainte, mais une opportunité de rendre justice aux histoires qu’il raconte et d’éviter de perpétuer des stéréotypes nuisibles.
La responsabilité de l’écrivain : la quête de vérité
La littérature, selon Joy, a une mission fondamentale : « »la fiction, quand elle est bien faite, a la capacité de servir d’initiation à l’empathie » dit-il, citant l’écrivain George Saunders. L’écrivain a le pouvoir de faire vivre au lecteur des réalités qu’il n’aurait peut-être jamais explorées autrement. En cela, chaque mot, chaque détail doit être soigneusement choisi pour que le lecteur puisse « croire au mensonge ».
Pour David Joy, il s’agit d’un « tour de magie » que l’écrivain doit réaliser en maintenant « les petits détails exacts pour que le lecteur puisse croire au grand mensonge. »
Cette illusion narrative exige donc une rigueur extrême, car, comme il le rappelle, « dès que le lecteur repère une incohérence, tout le mensonge est compromis. » Cette phrase résonne avec le concept de « suspension d’incrédulité », où le lecteur accepte de se laisser emporter dans un univers fictif tant que rien ne vient troubler cette immersion. L’écrivain devient un magicien qui orchestre l’illusion, mais pour cela, il doit maîtriser chaque facette de son récit, de la plus petite à la plus monumentale.
De l’authenticité à la responsabilité morale
David Joy est profondément conscient des responsabilités morales de l’écrivain, en particulier lorsqu’il s’agit de personnages issus de groupes marginalisés ou des sujets sensibles. Dans un passage de son entretien, il relate une expérience avec une lectrice d’authenticité, une universitaire afro-américaine qui lui a fourni plus de trente pages de retours critiques et de références académiques.
Cette confrontation avec une lecture « sans concession » a été pour lui un révélateur de son propre biais et de ses zones d’ignorance. Cela ne l’a pas poussé à réviser chaque ligne, mais à questionner ses choix, à affiner sa perspective et, finalement, à renforcer l’authenticité de son texte.
La question de la responsabilité ne s’arrête pas à la représentation fidèle. Pour Joy, « les échecs de l’écrivain ne sont pas des erreurs sans conséquence ». Dans un contexte où certains stéréotypes sont encore tenaces, un auteur peut, par maladresse ou par méconnaissance, renforcer des préjugés existants. Ces « échecs » narratifs, comme il les appelle, « portent des conséquences très réelles » et peuvent perpétuer des visions erronées ou réductrices de certaines communautés.
Créer l’illusion : Un équilibre fragile entre réalité et fiction
Pour captiver, l’écrivain doit jongler entre fidélité aux faits et puissance de l’imaginaire. Dans ses œuvres, David Joy applique cette dualité en se concentrant sur les détails concrets de la vie rurale, comme l’attachement à la nature, ou encore les luttes économiques et sociales des personnages des Appalaches. Ces éléments lui permettent de tisser une trame réaliste et immersive. C’est dans cette minutie que l’écrivain « construit l’illusion ».
Cependant, tout en s’efforçant d’être fidèle, Joy n’oublie pas l’importance de l’émotion. Pour lui, l’attachement du lecteur au personnage est créé par une humanité partagée, une profondeur psychologique qui dépasse les simples catégories identitaires.
En d’autres termes, l’authenticité ne doit pas seulement s’incarner dans la précision des détails culturels, mais aussi dans une écriture qui touche aux universels de la condition humaine. C’est là que réside la clé de l’émotion dans ses récits.
Conclusion : Une responsabilité et un art de l’illusion
David Joy nous rappelle, à travers sa propre expérience, que l’écriture n’est pas une simple projection de l’imaginaire. Elle exige une recherche, une introspection et parfois une humilité face à ses propres limites. En cela, les « lecteurs de sensibilité » ou d’authenticité deviennent des partenaires dans la création littéraire, garants d’une vérité narrative respectueuse et fidèle. Pour lui, ces lecteurs ne sont pas des censeurs, mais un regard indispensable pour éviter de tomber dans la facilité des stéréotypes.
En somme, l’écrivain, tout en créant l’illusion d’un monde fictif, doit assumer une part de vérité et de responsabilité. David Joy incarne cette démarche exigeante, oscillant entre le besoin de toucher son lecteur par la justesse de son propos et celui de préserver le sortilège de l’imaginaire.
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