Concevoir l’univers narratif de son histoire, est-ce simplement inventer un décor ? Dans L’anatomie des histoires, John Truby, réponse est un non catégorique : il faut intégrer l’évolution des sociétés via des fractales sociales. Un concept exigeant qui éclaire des récits comme 1984 ou Harry Potter.
L’ouvrage L’anatomie des histoires / The Anatomy of Genres, qui vient d’être traduit en français, risque de dérouter les amateurs de L’Anatomie du scénario (The Anatomy of Story) de John Truby. Ne vous y trompez pas : ce nouveau livre est bien plus ambitieux, mais aussi beaucoup plus complexe à digérer et à assimiler dans ses projets.
Parmi les concepts développés, l’un des plus puissants est celui des fractales sociales, qui décrivent comment les sociétés évoluent à travers quatre stades (Nature Sauvage, Village/La Ville, Métropole, Métropole Oppressive/Planétaire). Cette approche, comparée à d’autres outils de Truby, demande un haut degré de connaissances narratives. Pourtant, les fractales sociales offrent un cadre unique pour comprendre comment ancrer son récit dans un contexte sociétal dynamique.
1. Les fractales sociales : un cycle d’évolution sociétale
Pour John Truby, tout univers narratif se situe quelque part dans un cycle d’évolution que les sociétés traversent :
- Nature Sauvage : petites communautés, survie de base, et forte présence de la loi du plus fort.
- Village/La Ville : sédentarisation, structuration sociale plus poussée, valeurs de responsabilité individuelle.
- Métropole : urbanisation intense, spécialisation économique, émergence des inégalités et de la “culture de consommation”.
- Métropole Oppressive/Planétaire : un système bureaucratique ou technologique qui oppresse les individus, installe une “culture de la peur”.
Truby montre que les récits peuvent se dérouler intégralement dans l’un de ces stades ou évoluer d’un stade à l’autre. L’idée centrale des fractales sociales est que ces étapes se déclinent “en fractales” : chaque stade peut exister en miniature au sein d’un autre stade (une enclave de nature sauvage dans une mégalopole, par exemple).
2. 1984 : la métropole oppressive dans sa forme la plus radicale
Le roman 1984 de George Orwell illustre parfaitement l’étape de la Métropole Oppressive/Planétaire :
- Société hypercontrôlée : le Parti (élite bureaucratique) gère l’information, la technologie, et instaure une surveillance permanente (la “culture de la peur”).
- Aliénation de l’individu : Winston Smith est un anti-héros, un citoyen ordinaire luttant contre un système devenu adversaire central.
- Langage manipulé : la “novlangue” supprime la complexité du vocabulaire pour prévenir toute pensée critique, ce qui correspond à l’une des caractéristiques du stade oppressif selon Truby (contrôle de l’information, punition en cas de déviance).
Dans cette dystopie, l’ensemble des valeurs collectives est dicté par Big Brother. On retrouve bien la culture de la peur : les citoyens se surveillent entre eux, redoutent de mal penser et d’être dénoncés. Ainsi, 1984 exploite la fractale “Métropole Oppressive” pour construire un monde uniforme et étouffant, où tout espoir de changement semble impossible – jusqu’à la révolte (vaine) du protagoniste.
3. Le cycle Harry Potter : du Village enchanté à la Métropole bureaucratique
À première vue, la saga Harry Potter de J.K. Rowling peut sembler centrée sur une école de sorcellerie, mais l’évolution de l’univers se cale sur plusieurs stades fractals :
- Nature Sauvage (éléments)
Bien que la totalité du monde magique ne soit pas sauvage, on observe des enclaves de créatures dans la Forêt Interdite, des coins dangereux où règne la loi du plus fort (acromantulas, centaures). Ce stade est partiel, mais signale encore la présence d’un environnement non contrôlé par la société sorcière. - Village/La Ville
Poudlard et le village de Pré-au-Lard forment un microcosme plus stable, où s’appliquent des règles et traditions claires (système de maisons, professeurs, direction). Les valeurs de loyauté, d’amitié et de responsabilité individuelle sont mises en avant. Ce stade incarne souvent la “culture de la culpabilité” : chacun répond de ses actes. - Métropole
Le monde magique s’étend avec le ministère de la Magie (une sorte de capitale bureaucratique), des journaux (La Gazette du sorcier), des commerces (Chemin de Traverse). On y décèle de puissantes inégalités : la question du sang-pur vs sang-mêlé, la bureaucratie du Ministère, la spécialisation des métiers (Aurors, Oubliators…). Le héros (Harry, élève ordinaire, malgré son héritage célèbre) se confronte à un système de plus en plus vaste, symptomatique de la culture de consommation (achats de baguettes, uniformes, etc.) et d’une société hiérarchisée. - Métropole Oppressive
Quand Voldemort prend le pouvoir, soutenu par une partie du Ministère, on vire à la culture de la peur : système de délations, contrôle, interrogatoires. Les valeurs se fragmentent et la résistance s’organise. Le héros devient alors un rebelle (Harry) face à l’establishment perverti. Au sein même de la saga, on voit une transformation fractale de la société sorcière : de l’école semi-protégée à la tyrannie orchestrée par un État-magie corrompu.
Ainsi, Harry Potter nous montre comment plusieurs stades fractals peuvent coexister ou se succéder dans un même univers : Pré-au-Lard (village) reste un refuge tandis que le Ministère, devenu repaire de mangemorts, penche vers la Métropole Oppressive.
4. Pourquoi “L’anatomie des histoires” exige un bon degré de connaissances narratives
John Truby développe ce concept de fractales sociales dans le cadre d’un nouvel ouvrage particulièrement copieux : The Anatomy of Genres (ou L’anatomie des histoires, selon la traduction). Ce livre ne se limite pas à décrire les stades sociaux ; il fournit des grilles de lecture pour imbriquer ces stades dans chaque genre (polar, SF, fantasy, thriller, etc.). L’apprentissage de ces outils requiert cependant un haut degré de connaissances en narration :
- Multiplicité des angles : il faut comprendre comment tracer l’arc du protagoniste en lien avec l’évolution ou la stagnation de l’univers narratif.
- Complexité fractale : un même récit peut renfermer, en miniature, d’autres stades sociaux.
- Connaissance des genres : Truby montre que chaque stade de société se combine avec des genres spécifiques (le western face à la Nature Sauvage, la dystopie face à la Métropole Oppressive).
Cette somme théorique est donc exigeante : l’auteur doit digérer une grande quantité de notions, puis les mettre en pratique de manière fluide, au risque d’alourdir inutilement l’histoire si la cohérence sociétale n’est pas justifiée.
5. Les fractales sociales : un outil puissant pour concevoir son univers
Malgré cette complexité, les fractales sociales restent un outil exceptionnel pour donner corps et logique à un univers narratif. Elles permettent :
- D’ancrer chaque personnage dans une étape sociétale particulière, ce qui nourrit ses valeurs, ses conflits, ses défis.
- De justifier l’évolution du monde : si l’intrigue conduit la société d’un stade “Village/La Ville” à la “Métropole Oppressive”, le lecteur perçoit un changement progressif dans la gouvernance, l’économie, la culture.
- D’éviter les incohérences : l’auteur sait pourquoi telle région ressemble à une Nature Sauvage, tandis qu’une autre zone vit au stade de la Métropole.
Conclusion : sculpter un univers cohérent grâce aux fractales sociales
Comme le démontrent 1984 et le cycle Harry Potter, l’idée de “stades sociaux” proposée par John Truby se révèle extrêmement féconde pour éclairer et enrichir la structure d’un récit. L’oppression dans 1984 marque l’aboutissement d’une Métropole totalitaire, tandis que Harry Potter mêle plusieurs stades fractals (forêt sauvage, village de Pré-au-Lard, Métropole bureaucratique du Ministère, etc.) formant un vaste univers.
Toutefois, maîtriser cet outillage exige une solide base narrative. The Anatomy of Genres (ou L’anatomie des histoires) est une somme dense, dont l’assimilation réclame de la pratique et une vision globale de la narration. Mais, pour qui veut construire un univers cohérent et immersif, les fractales sociales demeurent l’un des leviers les plus puissants : elles montrent comment la société elle-même évolue et façonne les arcs des personnages, créant ainsi une toile vivante qui captive le lecteur.
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