« La fiction est le meilleur medium pour faire passer mes opinions et mes idéaux »
Il est rare de rencontrer des auteurs qui parlent de leur technique d’écriture. En général, les interviews littéraires se restreignent aux questions d’inspiration et au chemin progressif de l’auteur vers le succès, c’est à dire vers un nombre de ventes élevé de ses livres, puis des opportunités qu’un tel succès saurait ouvrir. Les auteurs eux-mêmes sont déstabilisés par les questions techniques sur leurs heures de travail, leur méthodologie, la création de leurs personnages, le façonnage de leur arc narratif, et se montrent parfois peu enclins à dévoiler gratuitement et massivement une pratique au long-court et laborieuse. Mais le fait que ce sujet soit majoritairement ne signifie pas que ce travail d’artisanat narratif n’existe pas, bien au contraire.
A la fin de ma rencontre avec Rachel Bentham, elle avait mentionné le nom de Sharon Clark, auteur et productrice de pièces de théâtre, notamment pour le Bristol Old Vic Theater et pour Raucous – sa propre compagnie de théâtre immersif avec laquelle elle a notamment monté la pièce “The Stick House” (2015) qui a connu un succès certain.
La façon dont Rachel louait l’engagement de Sharon dans son travail m’indiquait l’existence d’un auteur à la détermination puissante et à l’ambition narrative sérieusement obsessionnelle, mais aussi la présence d’un artisan potentiellement prêt à ouvrir une porte sur son atelier narratif ainsi que sur ses outils de travail. Un auteur qui pourrait apporter des réponses nouvelles, éclairer un angle nouveau dans mes recherches sur les différentes techniques d’écriture de fiction, et notamment -apparement – sur la création de personnages. Quelques semaines plus tard, c’est au cinéma Watershed, sur son lieu de travail comme productrice, que je me suis retrouvée face à Sharon.
Sharon Clark vit l’écriture comme un état d’urgence permanente
Sharon a peu de temps à consacrer à notre rencontre, une heure peut être. Elle s’assoit au bord de sa chaise, prête à réagir, à répondre vite, et ses yeux tentent de ne pas dévisager les personnes qui passent près de nous pour ne surtout pas les reconnaitre, devoir les saluer, leur parler. Le temps semble être un problème qu’elle essaye de ne pas me faire subir mais qui la poursuit.
Sa carrière d’auteur a commencé tard, selon elle, vers ses 40 ans et vit l’écriture comme un état d’urgence permanente. Pour elle, il n’a donc jamais été question de prendre des cours d’écriture – elle n’en avait plus le temps – mais de se mettre directement au travail. Et pour cela Sharon est particulièrement bien entourée. Administratrice d’un théâtre depuis une quinzaine d’années, elle fréquente quotidiennement des auteurs, des comédiens et des metteurs en scène. Son école d’écriture c’est donc la critique, voire la critique de groupe. Elle passe ses soirées au théâtre, elle se procure des scripts – notamment ceux que le Guardian note de cinq étoiles – et elle étudie ce qui marche. Avec ses amis auteurs, elle déconstruit les pièces et discute des tactiques que les dramaturges utilisent pour faire avancer une intrigue, évoluer un personnage…
L’écriture des romans ne correspond pas à l’état psychique dans laquelle elle veut se trouver. Sharon veut certes raconter des histoires, mais elle désire l’expérience immédiate et le contact abrupt avec le public que le théâtre offre. Et puis, il ne s’agit pas d’un caprice de jeune fille qui veut devenir écrivain pour la beauté du geste ou pour s’économiser une thérapie. Elle est suffisamment occupée par l’éducation de ses deux enfants et son travail de productrice. Mais ce qui pousse Sharon à l’écriture, c’est son opinion stricte de ce qui devrait être dit et de comment ça devrait être joué, de ce qui devrait être mis sur le devant de la scène et disséqué, des histoires qui devraient être racontées et la manière dont cela devrait être fait. Elle ne “veut” pas raconter des histoires, mais elle considère que la fiction est le meilleur medium pour faire passer les opinions et les idéaux qui l’habitent.
Au moment où je la rencontre, Sharon travaille sur deux pièces. Un travail d’écriture théâtral personnel et une pièce pour sa compagnie, Raucous. Pour ces deux projets, elle fonctionne de la même manière, c’est à dire par les obsessions. Tout commence par l’accumulation d’images mentales. Un coucher de soleil, un homme et une femme sur une plage, une impression de malaise.
elle part à la recherche de l’explication la plus riche, qui ouvre au maximum le champ des possibilités narratives
Quelque chose qui cloche profondément. Au fil du temps les images se précisent. Certaines passent à la trappe et d’autres restent et s’accumulent dans l’esprit de Sharon. Elle analyse ses images à la recherche d’une explication, mais pas uniquement d’une explication possible, elle part à la recherche de l’explication la plus riche, celle qui ouvre au maximum le champ des possibilités narratives. L’homme et la femme sont face à un coucher de soleil, mais s’ils sont amants ou sur le point de l’être la possibilité narrative se restreint trop. Elle se restreint à la possibilité imminente ou non d’un acte sexuel, elle se restreint aux détails objectifs d’une romance plus ou moins ordinaire.
Un homme et une femme sont assis, face à la mer, il y a quelque chose qui cloche. Ils sont frère et sœur. L’homme est un chanteur de musique folk qui n’a jamais accepté le déclin de sa gloire et qui vit dans un van. La sœur vit dans une maison perdue en plein milieu de l’Ecosse. Ils ne se sont pas vus depuis 15 ans et ils se retrouvent justement ce jour-là. Cette version des faits ouvrent de nombreux possibles, de nombreuses questions, de nouveaux champs qui eux-mêmes peuvent donner naissance à d’autres champs. Qu’est-ce qui pousse un frère à venir voir sa sœur après 15 ans de séparation ? D’ailleurs, est-il venu la voir ou se sont-ils retrouvés au même endroit par hasard ou encore par invitation ? Pourquoi ne sont-ils pas vus depuis 15 ans ? Pourquoi la sœur n’esquisse telle aucun geste d’apaisement, de tendresse, de compassion envers son frère ? Pourquoi un frère et une sœur se retrouveraient ils à contempler un coucher de soleil ? Sharon laisse venir les images à elle, elle leur fait passer l’épreuve du temps, et si les images restent alors elle les explore un peu plus.
C’est un processus long mais nécessaire car il est l’origine de tous les ingrédients du futur récit et de la future mise en scène. Dans les images mentales de Sharon se cachent les détails des personnages, mais aussi les symboles, les métaphores qu’elle décidera ou non de développer, et enfin la structure même de la narration.
En même temps qu’elles se multiplient dans son esprit, les images de Sharon se hiérarchisent, se placent les une par rapport aux autres comme les vignettes d’une bande dessinée. Pour ses pièces non commissionnées, ses pièces personnelles, cette étape de maturation peut prendre deux ans avant qu’un seul mot ne soit écrit sur le papier. Enoncer sans façon un délai de deux ans – après avoir passé de longues minutes à détailler son sentiment d’urgence face à l’écriture – donnerait presque l’impression que Sharon se contredise. Mais ce serait se tromper : n’avoir aucun support écrit, aucun mot, aucune trame narrative démontrable, n’empêche pas Sharon de commencer la production de sa future pièce. Pour son travail en cours, par exemple, elle admet n’avoir que le titre (Over the hill there is something better) ainsi que l’image du frère et de la soeur décrite un peu plus haut. Travailler sur la production avant même d’avoir le texte la rassure. C’est une autre façon d’explorer les images qui la poursuivent, de tester les métaphores et les symboliques.
Pour The Ice Road, récit historique dont la création est prévue pour 2017, c’est la musique de Chostakovitch qui fait office de point de départ et donc d’arc structurel. Le tout, ensuite, c’est de se mettre à écrire. Après ces nombreux mois d’incubation, Sharon attend d’avoir le déclic, qu’elle décrit comme étant une combinaison de temps et d’excitation. Elle raconte qu’elle va se réveiller un matin avec le sentiment que les idées sont mûres. Et si, avec un peu de chance, il s’agit d’un samedi matin, alors elle peut réellement s’y mettre.
Le temps de rédaction est ensuite inversement proportionnel au temps d’incubation car le sentiment d’urgence la saisit à nouveau, et elle se met à rédiger très vite. Après avoir essayé différentes techniques d’organisation d’écriture, elle en a conclu que c’était celle-ci qui lui convenait le mieux. Pourtant elle admet qu’elle pourrait probablement restreindre sa période de maturation du projet. Face à des commandes extérieures aux délais très courts, elle est capable de tenir la date et de rendre un projet sérieux. Mais pour ses projets personnels, elle commence à comprendre que c’est la peur qui la tétanise, et que son usage préparatoire des images et de la scénographie n’est qu’un moyen pratique pour se sentir rassurée, légitime, avant de passer à l’écrit.
Quand elle commence à rédiger, Sharon a donc déjà tout dans la tête. Les personnages, les thèmes, les symboles, qui restent immuables. La structure, elle, émerge du processus d’écriture et est l’esclave du rythme que Sharon veut imposer à son lecteur et à son public. Retenir son attention est impératif pour que le sens de l’histoire soit transmis. Et cela passe uniquement par un travail de montage très minutieux. Pour faire émerger cette structure, donc, et maitriser ses effets, Sharon procède de manière chronologique. Le premier jour, elle écrit la première scène. Le deuxième jour, elle relit la première scène, la corrige, la poli, puis elle écrit la scène suivante. Le troisième jour, elle écrit la troisième scène, puis relit les deux premières scènes, et une fois de plus les corrige et les polis. Si ce qu’elle écrit risque de devenir ennuyeux pour le lecteur, alors elle casse le rythme. Par exemple elle ajoute un flash-back ou elle change de narrateur. Elle ne peut pas envisager un récit qui ne soit pas à plusieurs voies, c’est à dire porté par les différents acteurs mais aussi par les costumes, les montages sonores… Ce qu’elle préfère dans son travail d’auteur, c’est de gérer toutes ces voies entre elles, comme un chef d’orchestre. Celle qui commence, celle qui continue, celle qui interrompt, celle qui soutient et celle qui poursuit…
Quand elle écrit pour Raucous, elle doit également intégrer les effets spéciaux et para textuels qui serviront à ses partenaires en charge de la composition musicale, des images numériques, de la robotique et des odeurs. Son texte prend alors une forme assez peu traditionnelle. Une première colonne est dédiée au récit et au dialogue tel qu’il est énoncé sur scène. Une seconde est dédiée aux effets techniques qui soutiennent le texte. Et enfin une dernière colonne décrit les émotions que le public doit ressentir ou l’état mental dans lequel il est supposé se trouver à ce moment-là du récit (la peur, l’angoisse, l’attente …) si la narration et les effets fonctionnent correctement.
Sharon s’interroge sur l’arrogance de la position d’écrivain : parce qu’il a une histoire à raconter, l’auteur s’imagine que le public est prêt à dépenser 15 euros pour lire son roman ou voir sa pièce. En dehors de toute stratégie marketing (qui repose bien souvent davantage sur un storytelling de la vie de l’auteur que sur celui de son œuvre), il faut donc que l’œuvre nouvelle apporte quelque chose, un point de vue intéressant et inclusif sur une histoire crédible. Il faut prouver au lecteur que le point de vue de l’auteur en vaut la peine, et pour cela, moins partir de son autobiographie que de son propre système de croyances, d’opinions et de convictions forgées par une expérience spécifique du monde.
En souriant, elle se plaint de ne pas s’être mariée à un avocat à succès ou à toute autre profession lucrative qui l’aurait soulagé de la nécessité de travailler – en plus de son activité d’auteur. Mais si ça avait été le cas, ses pièces qui interrogent profondément les valeurs de combativité, de féminisme et de liberté n’auraient aucune crédibilité. La conséquence à cette fatalité est qu’elle doit être au travail tous les jours, que ce soit pour l’écriture, la production ou la gestion de sa vie de famille. Elle rappelle qu’est c’est d’abord cela la réalité d’un écrivain : qu’il n’existe pas de moment satisfaisant pour l’écriture et qu’il vaut mieux l’accepter le plus tôt possible.
A la fin de cette petite heure d’interview, Sharon me quitte comme elle est arrivée, avec une poignée de main énergique et un grand sourire aux lèvres. Je repense à la remarque de Rachel qui m’avait tellement intriguée à son sujet (“Enfin, elle n’est pas comme moi, Sharon met au moins deux ans à préparer ses personnages…”). Je pensais que j’aurai affaire à une auteur beaucoup plus classique, simplement plus consciencieuse que la majorité des auteurs sur le travail préparatoire et les détails. Or, comme artisan de la narration, Sharon est un objet effrayant et inspirant. Sa façon d’invoquer la volonté comme principe premier au processus narratif me parait être davantage un produit de sa frustration – frustration commune aux artistes exigeants et en recherche permanente qu’une astuce technique infaillible.
Son engagement et sa précision dans le travail structurel et rythmique de ses histoires changent des discours semi-mystiques récurrents sur l’inspiration qu’on entend souvent chez les écrivains, mais elle donne parfois l’impression que c’est la proactivité qui fait l’auteur. La volonté est nécessaire à l’auteur, mais, contrairement aux injonctions de Sharon (“If you don’t have time, you better be good, and you better be good now”/ “Si tu as peu de temps, il vaut mieux que tu sois bonne, et il vaut mieux que tu le sois dès le premier coup”), elle ne produit pas nécessairement de bonnes histoires. Ce genre de discours reste cependant très motivant et inspirant.
Il en va de même pour son rapport aux images mentales comme point de départ aux histoires qu’elle raconte : même si l’aspect obsédant d’une image n’en fait pas un argument narratif valable, il est fascinant d’observer sa capacité à chercher au sein même des images quelle est leur porte d’entrée fictive la plus riche, celle qui ouvre un maximum de possibilités au récit. Sharon est donc loin de l’auteur classique que je m’imaginais. Au fil des années et des projets, elle a su construire une méthodologie d’écriture globale, très originale, dans laquelle elle se tient en déséquilibre permanent sur un pont délicat. Un pont qui relie la recherche à l’aveugle au contrôle total des effets narratifs. Et c’est cette subtilité-là, cette position fragile presque contradictoire, qui apparait comme l’aspect le plus singulier de sa méthode d’écriture.
JULIE FUSTER