La question du choix de point de vue peut faire peur à l’apprenti-auteur. C’est un aspect de l’écriture qui semble technique et pas très excitant. Pourtant le choix du narrateur (= celui qui raconte l’histoire) n’est pas un sujet de discussion pour geek du creative writing… c’est un aspect essentiel de votre histoire. Choisir le point de vue, c’est impacter directement et pleinement le regard de votre lecteur sur les évènements que vous lui racontez.
1- choisir un point de vue : une question pour les techniciens ?
Vous avez votre histoire et vous connaissez vos personnages. Donc vous connaissez les lieux dans lequel se passent les actions. Vous avez faits vos recherches et plein de petites fiches. Peut-être même que vous avez déjà réfléchi à la structure globale de votre roman… Bravo ! Il ne reste plus qu’à vous demander : quel point de vue allez-vous choisir pour raconter votre histoire ? Qui sera le narrateur de votre histoire ? Un des personnages ? Le personnage principal ? Son cousin ? Un narrateur omniscient ? Subjectif ? Objectif ? Les possibilités sont infinies et les conséquences sont nombreuses. Alors comment choisir ?
Un professeur de creative writing vous dira :
« C’est très simple, pour choisir il faut essayer ! »
Et on ne contredira pas cette idée. Mais avant que vous fassiez passer votre texte au test de la narration à la 1ère personne puis à celle du narrateur omniscient, penchons-nous sur quelques idées reçues sur le point de vue, grâce aux auteurs des AIR 2019.
L’autrice américaine Dana Spiotta insiste sur les conséquences qu’entrainent le choix du point de vue.
Dana Spiotta : Les enjeux émotionnels du roman sont associés aux choix techniques. Qui raconte l’histoire ? Si on écrit un récit à la première ou à la troisième personne… ça va avoir des conséquences. Des conséquences émotionnelles sur le lecteur.Mon personnage, Nick, écrit les chroniques de sa vie imaginaire dans laquelle il est une grande star du monde de la musique. Mais je ne voulais pas que ce soit une oeuvre d’art expérimentale. Je voulais que ça raconte une histoire humaine. Et c’est là que je me suis rendue compte que si c’était sa soeur qui racontait l’histoire – sa soeur est une personne plus ordinaire à laquelle je m’identifie – on aurait une vision intéressante des chroniques de Nick. Une vision moins indulgente et du coup plus humaine. (…) Si le livre est raconté par Nick ou par sa soeur, ça ne sera pas le même livre.
C’est comme ça que les décisions techniques sont prises en fonction de l’expérience émotionnelle qu’on veut faire ressentir au lecteur grâce à ce livre.
Dana Spiotta résume ici tout l’intérêt de se pencher sur les techniques de la narration pour un apprenti-auteur : il ne s’agit pas de faire plaisir à tel ou tel professeur ou d’appliquer une recette qui marche ! Il s’agit de comprendre comment les choix techniques de l’auteur sont pris en fonction de l’effet qu’il cherche à créer sur son lecteur.
2 – le point de vue multiple : trop facile ?
On ne peut pas se le cacher, la tendance des romanciers contemporains est de multiplier les points de vue au sein de leurs romans. Les romans “choral” (= la même histoire est racontée par plusieurs narrateurs) sont nombreux sur la scène littéraire et connaissent de vrais succès de librairie.Amitava Kumar, journaliste et auteur indien, nous explique l’intérêt du point de vue multiple, en particulier dans son roman Itinéraire d’un singe amoureux.
Amitava Kumar : Le point de vue omniscient est daté, il appartient au monde ancien. Depuis Freud, Marx, les mouvements féministes, le mouvement pour les droits civiques… on ne peut plus se contenter d’une seule voix, d’une seule façon de raconter. (…) Je voulais que mon roman soit raconté par un narrateur à la voix forte, spécifique, mais je voulais aussi que sa voix soit parfois coupée par d’autres voix, qui racontent d’autres choses, d’autres expériences. La voix de la femme qu’il aime, la voix de son professeur d’histoire. D’autres voix.
« Rendre compte d’un monde multiple »
L’autrice Dana Spiotta le rejoint dans cette envie de rendre compte d’un monde multiple et complexe. Pour montrer cette fragmentation, elle ne multiplie pas les points de vue. Elle utilise une autre technique tout à fait particulière dans le roman Stone Arabia :
Dana Spiotta : Pour moi un roman est un mini-monde. Comme tous les mondes : il est fragmenté. J’ai opté pour le point de vue de la sœur, parce qu’il faut bien faire un choix et se mettre à écrire, sinon on n’écrit jamais ! Donc c’est écrit à la troisième personne, du point de vue de la sœur. Les chroniques de Nick sont vues à travers les yeux de sa sœur. Mais la structure est encore plus intriquée car à l’intérieur du livre j’ai aussi mis des extraits du journal de la sœur.
Le choix d’un point de vue unique est plus facile
Dans nos formations aux Artisans de la Fiction, nous insistons souvent pour que nos élèves ne choisissent qu’un seul point de vue (celui qu’ils veulent !) dans les textes courts qu’ils écrivent pendant les séances… et nous essayons de réfréner leur envie d’écrire à partir de plusieurs points de vue. Nous ne sommes pas cruels : nous voulons simplement que nos élèves maitrisent les bases avant de se lancer dans la complexité !
Car oui, le choix du roman à points de vue multiple demande énormément de travail à l’auteur : il faut créer toutes ces “voix” spécifiques et toutes ces manières de voir !
Mais si vous faites le choix du point de vue multiple, Cynthia Bond prend l’exemple de son roman Ruby pour vous donner un excellent conseil technique :
Cynthia Bond : Il faut donner au lecteur un indice de ce qui se passe. Lorsque vous changer de points de vue par exemple. Si je dis : “Ephram regardait Ruby, ses yeux étaient magnifique, son sourire était sublime. Ruby baissa le regard.” On change donc de point de vue, on passe de celui d’Ephram à celui de Ruby. Alors il faut qu’il y a un signe précis, une indication précise pour faire comprendre au lecture qu’on a changé de points de vue, pour ne surtout pas le perdre.
3- le point de vue objectif, pas si objectif.
Une autre idée reçue concerne le point de vue objectif. Dans le cas d’un roman écrit au point de vue objectif, le narrateur est hors de l’histoire. Il se contente de relater les faits tels qu’ils sont vus de l’extérieur. Le lecteur n’a donc pas accès aux pensées des personnages ni à leurs sensations intérieures. On dit que c’est un point de vue “objectif” car – de loin – le narrateur semble s’en tenir aux faits réels, sans les interpréter, sans tenter de tirer le lecteur d’un côté ou d’un autre.
Pour l’auteur américain Matthew Neill Null, cette notion d’objectivité est un leurre.
Matthew Neill Null : Le travail de l’écrivain c’est de sélectionner, en toute subjectivité. Guerre et Paix n’est pas objectif, Tolstoï décide quoi vous montrer. Le point de vue omniscient à la troisième personne n’est pas plus objectif qu’à la première personne. Il dénote une personnalité, et cela tient dans cette idée de sélection. En tant qu’auteur, je choisis de montrer une image plutôt qu’une autre au lecteur.
Pour aller plus loin
La question du point de vue vous parait complexe ? Vous avez du mal à identifier quels sont les différents types de point de vue ? Quels sont leurs avantages ? Leurs inconvénients ? Leurs effets sur le lecteur ?
Nous pouvons vous conseiller la lecture de “Premier roman, mode d’emploi” de Laure Pécher (longtemps éditrice aux Editions du Serpent à Plumes) qui consacre un chapitre entier à cette thématique. Vous pouvez également rejoindre l’une de nos formations. Nous abordons la question du point de vue dans notre stage « Les outils de la narration littéraire » ainsi qu’en 1ère année de cycle… Nous l’approfondissons au cours de la 2ème année !
Si vous souhaitez aller plus loin, nous vous recommandons la lecture ou le visionnage des interviews intégrales de Eskhol Nevo, Mick Kitson, Cynthia Bond, Dana Spiotta, Matthew Neill Null et Jonathan Coe
Cet article est publié dans le cadre de l’édition virtuelle des Assises Internationales du Roman 2020