Cerise sur le gâteau de la rentrée littéraire, « La leçon du mal » de Yusûke Kishi : un roman puissant, mené par un auteur japonais qui n’en est pas à son coup d’essai.
Quand l’équipe des Artisans de la Fiction m’a proposée de faire des chroniques sur des livres qui m’ont plu, j’ai immédiatement pensé à ce roman, sorti à la Rentrée Littéraire et qui ne fait malheureusement pas assez de bruits à mon goût. Il a fait partie de la sélection du Prix Fnac mais n’a pas été au-delà. Pourtant, c’est à mon sens un roman puissant, mené par un auteur japonais qui n’en est pas à son coup d’essai. Auteur de dix livres, Yûsuke Kishi n’est traduit que pour la deuxième fois en France pour le même titre : « La leçon du mal ».
Dans ce roman, on suit Seiji Hasumi, un brillant professeur d’anglais dans un lycée japonais. Il est adulé par ses élèves, apprécié de ses collègues, et c’est un parfait médiateur qui est toujours prêt à aider et à désamorcer les situations de crise. Mais le problème c’est que nous, lecteurs/lectrices, nous sommes dans sa tête et nous savons ce qu’il cache : Seiji Hasumi est un être vil, cruel, pervers, maître de la manipulation afin d’assouvir le moindre de ses désirs. Il est déterminé à faire de ses élèves des modèles et ainsi créer le lycée parfait. Mais la présence d’éléments perturbateurs, aussi bien dans sa classe que dans l’équipe pédagogique, mettent à mal son plan. Alors il usera de tous les subterfuges pour arriver à ses fins, quitte à défier les lois ou même la morale.
Vous allez très vite comprendre que j’ai un goût certain pour les romans non-conventionnels ou pour les personnages complexes et/ou immoraux (est-ce que ça vous surprend si je vous dis que je suis une grande consommatrice des “Faites entrer l’accusé” ou des reportages sur des faits divers ?). Alors forcément quand ma collègue libraire m’a parlé d’un livre sur un professeur psychopathe, immoral au possible, qui fait tout pour arriver à ses fins, je me suis littéralement jetée dessus.
La première force de ce roman est la facilité avec laquelle il nous plonge dans l’univers du lycée japonais. Puisque Hasumi veut rendre ce lycée parfait, il a pleinement conscience de toutes les dynamiques qui régissent les couloirs de l’établissement et nous en fait profiter grâce à son point de vue.
Qui est ami avec qui ? Qui harcèle qui ? Quel professeur abuseur peut devenir le pion idéal pour porter la responsabilité d’actes pas encore commis ? Chaque personnage est caractérisé et a des relations dans le lycée qui peuvent faciliter ou compliquer les agissements du protagoniste, à commencer par Keisuke qui s’amuse à tricher pendant les examens et qui, petit à petit, va se poser des questions sur la bonne foi de son professeur d’anglais. Ça donne un univers narratif très crédible et passionnant à suivre, parce que Hasumi se fera un plaisir d’utiliser chaque amitié ou relation secrète pour arriver à ses fins.
Il est temps d’arriver au deuxième point fort de ce roman qui n’est autre que son protagoniste : Seiji Hasumi. C’est l’anti-héros par excellence, celui qui ne dresse aucune limite à sa folie meurtrière ou à ses pulsions immorales. Il y a d’ailleurs cet extrait qui résume parfaitement qui est Hasumi : “Tout le monde récolte, au jour le jour, son lot de soucis quotidiens, n’est-ce pas ? Et lorsqu’un problème se présente, il faut le régler. La seule chose qui nous différencie, vous autres et moi, c’est que l’éventail de mes possibilités d’action est bien plus vaste ! […] Dans beaucoup de cas, il s’avère que l’homicide représente la solution la plus simple à un problème donné. Or, la majorité des gens hésitent à s’y résoudre” (cf. p.304-305, éditions Belfond, 2022).
Cette manière de penser, il l’a depuis son plus jeune âge. Tandis que les autres s’amusaient et se faisaient de réels amis, Hasumi observait et se contentait de copier leurs comportements pour se fondre dans la masse. Son manque d’empathie fera plusieurs victimes, à commencer par cette enseignante autoritaire et abusive qui frappait ses élèves. Un coup de crayon dans la paume de sa main et elle ne reviendra jamais, bien qu’elle savait pertinemment que ce qui était vendu comme un accident par le protagoniste, ne l’était pas du tout. Et plus il grandira, plus il va aiguiser son sens de l’observation et l’art de la manipulation, jusqu’à devenir insoupçonnable. Mais ce qui le rend vraiment marquant, c’est que Hasumi va devenir le révélateur de la noirceur qui peut se cacher dans chacun de ses élèves. Dans le troisième acte, des personnalités se révèlent suite à une énième manigance de Hasumi, et des élèves qu’on pensait doux comme des agneaux se transforment à leur tour en des manipulateurs nés.
Et tout ça est mené par la troisième force de cette œuvre : le travail incroyable de son auteur, Yûsuke Kishi. Il a réussi à construire un univers narratif crédible, un protagoniste fascinant et effrayant à la fois (tout en gardant une boussole morale en utilisant le point de vue Reika, une des élèves qui se méfie de lui et qui deviendra une de ses antagonistes), et le tout donne un roman noir solide, où le moindre détail peut avoir une importance cruciale dans le dénouement final.
Je vous ai dit que Yûsuke Kishi avait été traduit deux fois mais pour la même œuvre. Belfond est en effet le premier à le traduire en roman, mais il a déjà foulé le sol français sous la forme d’un manga de neuf tomes aux éditions Kana titré « Lesson of the evil ». Je l’ai lu à la suite du roman, parce que je me demandais comment ils avaient adapté cette histoire, surtout qu’il y a certaines scènes très graphiques et gores dans le roman. Eh bien ce fut là aussi une réussite : Hasumi est tout aussi flippant que dans le roman, et sa gueule de mannequin pousse encore plus l’ambivalence de ce personnage. Les scènes les plus gores sont cependant censurées dans le manga, mais elles retranscrivent fidèlement l’horreur de chaque situation.
Pour terminer sur l’auteur : étonnamment il n’a jamais enseigné. Il a travaillé dans une compagnie d’assurance-vie avant de devenir membre de l’association Mystery Writers of Japan. Il fait principalement des intrigues dans le genre policier ou horreur qui ont eu droit à plusieurs adaptations cinématographiques, et il a reçu plusieurs prix littéraires dont le Nihon Horror shōsetsu taishō pour “Kuroi le” (The Black House).
Cette Rentrée Littéraire est jalonnée de bonnes voire très bonnes lectures pour moi, mais clairement “La Leçon du mal”, c’est la cerise sur le gâteau ! Un roman noir japonais qui nous plonge dans la noirceur de l’âme humaine, incarnée par le plus grand salopard que je n’ai jamais croisé dans un roman, qui n’hésite pas à mentir, manipuler et lever toutes les barrières éthiques pour assouvir ses propres pulsions, un roman mené d’une main de maître par un auteur qui a le sens du détail et qui, jusqu’au bout, interroge ses personnages sur leur propre noirceur.
Aline-Marie Pichet est libraire à