« Les élèves trouvent du plaisir à jouer avec leurs histoires »
Jane Smiley a remporté le Pulitzer fiction en 1992 avec « A Thousand Acres /L’exploitation », adapté au cinéma sous le titre « Secrets » (avec Michelle Pfeiffer, Jessica Lange et Jennifer Jason Leigh) en 1997. Son guide Thirteen Ways of Looking at the Novel (2005) est une réflexion sur l’histoire et la nature du roman, dans la tradition de l’ouvrage d’E. M. Forster intitulé Aspects of the Novel, qui s’étend de Le dit du Genji de Murasaki Shikibu, au Japon, au XIe siècle, à la littérature féminine américaine du XXIe siècle.
De 1981 à 1996, Jane Smiley a été professeur d’anglais à l’Iowa State University, où elle a enseigné des ateliers d’écriture créative au premier et au deuxième cycle. Depuis 2015, Jane Smiley enseigne la création littéraire à l’Université de Californie, Riverside.
Les Artisans de la Fiction : Quelle est votre opinion sur le creative writing ?
Jane Smiley : J’ai étudié et j’enseigne le creative writing donc mon opinion est forcément positive. Mais il faut dire que j’ai une façon très spécifique d’enseigner : mes classes ont entre 12 et 13 élèves. Quand j’ai commencé comme professeur, le trimestre durait 16 semaines, maintenant ce n’est plus que 10 semaines. Chaque semaine les élèves amènent une histoire qu’ils ont écrite. Sur une durée de dix semaines ils amènent 3 jets de 3 histoires différentes puis un 4ème jet de l’une de ces trois histoires. Tout le monde lit les textes de tout le monde et ensuite ils se critiquent entre eux. Mais ne se jugent pas.
Quelle est la différence entre la critique et le jugement ?
Et bien ils n’ont pas le droit de dire s’ils aiment ou s’ils n’aiment pas le texte d’un autre, si ce texte est bon ou non. Ils doivent seulement donner un point de vue technique.
Par exemple, si un élève considère qu’une histoire d’un de ses camarades ne fonctionne pas, il dira : « À la page 12, pourquoi tel et tel personnages font-ils ceci et cela ? » L’élève qui a écrit l’histoire n’a pas le droit de répondre, il écoute les autres élèves discuter de son histoire entre eux. Et chaque discussion sur chacune des histoires dure entre vingt et vingt-cinq minutes.
Donc chaque histoire est analysée à chaque cours. Pour la séance suivante ils doivent écrire un nouveau jet de cette même histoire et après trois jets, ils mettent cette histoire de côté et recommencent une histoire.
Combien de temps dure une classe ?
Environ trois heures. Le résultat, selon moi, c’est que les élèves trouvent du plaisir à jouer avec leurs histoires, à essayer des choses. Ils n’ont pas peur d’être jugés, ils ne se sentent pas mis personnellement en jeu et ils peuvent se concentrer sur ce qui est intéressant dans leur histoire. Ils apprennent des autres élèves en écoutant ce qu’ils ont compris et pas compris de leur histoire. Ils ont un aperçu de leur travail depuis d’autres points de vue.
Ce que je remarque aussi, c’est que plus le semestre avance, plus les élèves sont à l’aise les uns envers les autres.
J’enseigne le creative wrting de cette manière depuis 35 ans. Ça me plait, je vois que ça plait aux élèves et je vois aussi que certains ont réussi à produire d’excellents travaux. C’est ma manière à moi de procéder.
Nous avons interviewé des professeurs de creative writing américains et j’ai remarqué qu’à l’université vous n’abordez pas la technique, c’est-à-dire comment écrire un dialogue, une description…
En effet, et la raison est simple : en plus des ateliers d’écriture, les élèves suivent des cours de littérature. Et ils lisent et apprennent des autres auteurs.
Pendant le cours on discute, par exemple, de la qualité de leurs propres dialogues, s’ils font passer assez d’informations ou non, s’ils sont utiles ou non. J’essaye de conserver en eux une forme d’écriture intuitive.
L’aspect technique est enseigné pendant les cours de littérature et en lisant des romans. Quelqu’un qui aime écrire c’est d’abord quelqu’un qui aime lire, je ne pense pas qu’on puisse devenir un bon écrivain si on ne lit pas.
J’attends des élèves les plus avancés que les questions de grammaire, d’orthographe et de ponctuation soient acquises ou bien que si elles ne le sont pas, qu’ils travaillent dessus de manière active. Ça aussi ça doit devenir un travail intuitif.
J’ai aussi une théorie que je leur explique très souvent : on peut penser le roman comme une sorte de pyramide. Le bas de la pyramide, là où se trouve la porte d’entrée, c’est le langage. Vous devez acquérir le langage pour passer la porte, apprendre la grammaire, apprendre le vocabulaire. Le niveau suivant c’est l’intrigue et les personnages : de nombreux livres s’arrêtent à la question de l’intrigue et des personnages. C’est souvent le cas pour les romans policiers, les thrillers ou les romances que vous achetez dans les grands magasins. Pour ces livres, ce qui compte c’est que les personnages soient crédibles et que l’intrigue soit surprenante.
Le niveau suivant de la pyramide concerne l’univers narratif (setting) et le thème. Bien sûr, l’univers narratif change en fonction de la manière dont le personnage agit : par exemple, si je prends Don Quichotte et que je le place en 1604 en Grande Bretagne plutôt qu’en Espagne, l’histoire devient très différente car l’intrigue de Don Quichotte est chevillée à l’univers narratif dans lequel elle se déploie.
Le haut de la pyramide c’est la complexité. Mais il ne peut pas y avoir de la complexité partout. Si votre langage et votre intrigue sont tous les deux compliqués, personne ne vous lira. Certains livres ont des thèmes compliqués, certains livres ont des univers complexes et le lecteur doit perpétuellement réimaginer ce qui se passe, ou vous pouvez avoir des personnages complexes. Et plus l’auteur est capable d’atteindre cette complexité, et plus le roman est un chef d’œuvre littéraire. Mais ce n’est pas la complexité d’une œuvre qui rapporte de l’argent : ce qui rapporte de l’argent c’est des bons personnages et une bonne intrigue ! C’est ça qui vend !
En tant qu’auteur, vous ne pouvez pas vous échapper de vous-même. Vous pouvez toujours vous dire « Je vais être le nouveau Léon Tolstoï » mais c’est faux. Quoi que vous faites, vous êtes coincé avec vous-même. Et en fonction de qui vous êtes, vous serez plus ou moins cruel que Tolstoï. Vous aurez plus ou moins d’humour que Tolstoï. Mais vous ne serez pas Tolstoï. J’aime cette idée qu’on n’a pas d’autre choix que celui d’être original. Vous êtes forcément original, mais ça ne suffit pas : vous devez apprendre à rendre votre livre intéressant, agréable à lire — bien plus qu’être original.
Comment abordez-vous cette question avec vos étudiants, est-ce que vous parlez du genre d’auteurs qu’ils doivent choisir d’être ?
Non, on n’en parle jamais. On parle toujours de manière très pratique, du texte qu’on a sous les yeux. Parfois il arrive qu’on discute un peu de tout ça en privé, mais je n’aime pas qu’ils pensent au futur, qu’ils se projettent. Je veux qu’ils se concentrent sur le travail.
Ils savent où se situent leurs forces : quand on passe 10 semaines à discuter sur des versions de leurs histoires, ils finissent par avoir une idée assez claire de leurs forces en tant qu’écrivain. Une fois qu’on sait ça, la clé se situe dans la volonté de continuer à travailler.
Chaque jet a-t-il une longueur précise ?
C’est tapé à l’ordinateur. Entre 15 et 25 pages.
Vous leur donnez une limite, un nombre de mots ou de pages maximum ?
Non. Mais ils comprennent tout de suite que s’ils donnent 50 pages à lire chaque semaine à leurs camarades ceux-ci vont vite se fatiguer et en avoir marre. Je veux qu’ils soient dans une posture d’observateur et qu’ils tirent les conclusions de leur propre observation.
Comment avez-vous appris à enseigner le creative writing ?
J’ai étudié le creative writing à l’Université d’Iowa. Je n’ai pas beaucoup appris de mes professeurs, mais j’ai énormément progressé grâce à mes camarades de classe. Je n’écoutais pas les professeurs : c’était l’époque où c’était tous des hommes nés dans les années 20 et 30 qui ne savaient que proférer des injonctions. Ça ne nous intéressait pas en tant qu’élèves. Ce qui nous intéressait, par contre, c’était de faire lire de bons textes à nos camarades. Et quand c’était le cas nous étions contents. J’avais un groupe d’amis, cinq ou six personnes, et nous organisions des groupes de lecture rien que pour nous afin de nous montrer nos travaux.
C’est ce que j’attends de mes étudiants : qu’ils se fassent vivre des choses entre eux à travers leurs textes, que leurs textes soient agréables à lire. Pas qu’ils me fassent plaisir à moi.
Qu’avez-vous appris de toutes ces années d’enseignement ?
Je me souviens d’une fois où je parlais de l’histoire d’un étudiant, et en en parlant j’ai trouvé la solution à un des problèmes que je rencontrais moi-même sur un de mes romans.
Quand vous analysez les histoires des autres de manière régulière, vous êtes mis face à ce qui fonctionne ou ce qui ne fonctionne pas. Et vous pouvez vous aider de tout ça pour votre propre travail.
Lorsque mes étudiants cherchent des solutions pour les histoires des uns et des autres, je fais la même chose. Moi aussi je cherche des solutions.
Le lecteur sent le plaisir de l’auteur, le plaisir de créer un puzzle, même si c’est un puzzle triste dans le cas d’une histoire triste.
En 35 ans d’enseignement, avez-vous remarqué une évolution dans les attentes de vos étudiants ?
J’ai enseigné dans deux régions très différentes : dans l’Iowa — à University of Iowa et ensuite à Iowa State University — et maintenant j’enseigne à UC Riverside qui est au sud de la Californie.
Ces deux régions ont des démographies très différentes. En Iowa j’avais beaucoup d’enfants de fermiers pour qui l’université est une manière de s’extirper de leur milieu social. Et je m’inspire de cette expérience dans mon roman Moo, où il est question d’un professeur de creative writing.
En Californie, beaucoup de mes étudiants sont originaires du Mexique ou d’Asie. Et donc pour beaucoup d’entre eux, l’anglais n’est pas la langue maternelle. Ce qui veut dire que leur grammaire et leur orthographe ne sont pas parfaits, mais ça veut aussi dire que ce sont souvent des gens qui ont des histoires très intéressantes à raconter.
J’adore enseigner à des élèves immigrés de première génération dont les familles n’ont pas eu accès à l’enseignement supérieur. Car leurs histoires sont souvent très intéressantes. J’ai donc surtout vu une différence liée à la démographie plutôt qu’à l’âge.
Les élèves d’aujourd’hui lisent-ils moins qu’il y a 30 ans ?
Je n’en sais rien. Certains lisent beaucoup, certains lisent moins. Je leur dis qu’ils doivent lire s’ils veulent écrire.
Quels seraient vos conseils à un jeune professeur de créative writing ?
D’être patient ! Et d’être dans l’analyse, pas dans la critique. Éteignez votre jugement, soyez ouvert. Posez des questions !
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Entretien réalisé durant les Assises Internationales du Roman 2018
Interview : Lionel Tran
Transcription & traduction : Julie Fuster
Remerciements : MathildeWalton-IsabelleVio