Parmi les élèves des Artisans de la Fiction, on trouve… de nombreux professeurs de littérature. Que viennent chercher ces enseignants dans les formations à la narration littéraire proposées par les Artisans de la Fiction ? Existerait-il un désir de transformer les formations à la littérature dans le cadre scolaire ?
Agathe Leclercq, professeure de littérature, répond à nos questions de façon précise et courageuse.
Qu’est-ce qui peut conduire une professeure de français à s’inscrire aux Artisans de la Fiction ?
Agathe Leclercq : Une année, avec des élèves de première littéraire, j’ai eu l’occasion d’organiser un concours de nouvelles : écrites, lues, sélectionnées et primées par des élèves volontaires du lycée. Je précise que c’est le genre de choses qui se fait à côté des cours, sur les horaires libres des élèves et des profs, car on n’a pas le temps en cours pour de tels projets, les programmes sont trop lourds. Quoiqu’il en soit, à cette occasion, pour la première fois, j’ai vu se manifester librement l’appétit d’écrire et de lire des élèves. Il est très fort, très vivace. Les programmes du lycée – en tout cas depuis que j’enseigne – ne nous donnent que très occasionnellement et fugacement l’occasion de mettre en œuvre cet appétit de lecture et d’écriture. C’est un problème pour notre discipline quand on y pense… C’est sans doute moins vrai au collège mais c’est évident au lycée où on ne fait que lire de grands textes patrimoniaux et écrire des textes d’analyse, argumentatifs, très normés et souvent, pour les élèves, très ennuyeux et déconnectés de leurs expériences de lecteur.
Le concours a été reconduit plusieurs années et j’ai voulu accompagner non seulement les élèves-organisateurs mais aussi les élèves-auteurs, ne pas les laisser tout seuls dans leur coin pour écrire, et surtout permettre à certains qui auraient envie d’écrire d’être aidés à le faire. Je me suis rendue compte à ce moment-là, pas tout à fait pour la première fois mais de manière vraiment déterminante pour moi que, toute prof agrégée et expérimentée que j’étais, j’étais incapable de conduire un tel groupe d’écriture. Je ne savais pas enseigner à écrire. Je ne disposais pas de pédagogie pour faire écrire une nouvelle à des élèves désireux de le faire. J’aurais pu réfléchir un peu et imaginer une telle pédagogie par moi-même – plein de mes collègues l’ont sûrement fait – mais j’ai repensé aux Artisans (j’étais passée par hasard devant leur devanture rue du Chariot d’or et j’avais pris leur carte) et j’ai eu l’idée de leur demander de venir dans mon lycée, pour nous aider, me montrer comment on fait. J’avais et j’ai encore un énorme désir d’apprendre à faire écrire et les Artisans sont la seule voie qui s’est proposée. Aucune formation de ce type n’est proposée aux profs, en tout cas je n’en ai pas entendu parler.
Les Artisans sont une trop petite structure pour se déplacer dans les lycées mais ils m’ont proposé de venir suivre moi-même un de leurs ateliers, pour me former. Ce que j’ai fait. Et la porte des « ateliers d’écriture » s’est alors ouverte devant moi. Depuis, j’essaie de découvrir ce que c’est, ce qu’on appelle « les ateliers à la française », ce qu’on appelle « la creative writing », comment ça marche, d’où ça vient et surtout ce que ça peut apporter à l’enseignement de la littérature. L’angle d’approche et le travail des Artisans m’intéressent toujours énormément et ne sont pas courants en France.
C’est surprenant de vous entendre dire que vous n’avez pas de pédagogie pour enseigner l’écriture littéraire. N’est-ce pas votre métier ? Est-ce que ça ne fait pas partie de votre formation universitaire et professionnelle ?
Absolument pas, en tout cas pour ma génération. J’ai été formée entre 1989 et 1996 en classes prépa et dans les universités parisiennes, en particulier à Nanterre et Paris III qui ne sont pas d’arrière-garde. Les ateliers d’écriture se sont développés en France à la fin des années 60, à partir du travail d’Anne Roche, à l’université d’Aix-en-Provence. Mais ça n’a pas vraiment infusé dans la formation littéraire. Je peux dire qu’en tant qu’étudiante, je n’ai jamais écrit autre chose que des commentaires et des dissertations, je n’ai jamais participé à un atelier d’écriture et je n’ai jamais eu le moindre cours sur une pédagogie de l’écriture.
Faire écrire, ça faisait partie de mes envies, de mes pistes pédagogiques mais de manière très vague, jamais encadrée et jamais aboutie. Par exemple, au cours de l’année de formation professionnelle (à l’IUFM), j’avais retenu les références et acheté les trois manuels de chez Magnard, « La Petite Fabrique d’écriture » d’Alain Duchesne et Thierry Leguay qu’une formatrice nous avait conseillés. Mais je me demande encore comment c’est venu car ce conseil ne reposait sur aucun cours, aucune formation et de fait, en 25 ans d’enseignement au lycée, je n’ai jamais eu l’occasion d’ouvrir ces trois manuels et de m’en servir pour faire cours. Je n’en ai jamais eu besoin puisque nous ne faisons écrire que des commentaires et des dissertations.
L’écriture littéraire est-elle au programme ?
L’écriture littéraire est bien dans les programmes : c’est ce qu’on appelait “la rédaction”, ce qu’on appelle, depuis les années 80 je crois, « l’écriture d’invention » ou « d’appropriation ». Mais on en fait surtout au collège et plus trop au lycée. Pour être tout à fait exacte, il faut dire qu’au lycée, jusqu’à la réforme récente, l’écriture d’invention était un des exercices du bac. Mais de fait, les deux autres exercices, le commentaire composé et la dissertation littéraire, ont pris toute la place. Ils ont largement accaparé toute l’énergie pédagogique. L’écriture d’invention a toujours été considérée comme un exercice mineur, creux, peu formateur, pour plein de raisons sans doute qui m’échappent en partie mais dont certaines me paraissent évidentes : c’est d’abord parce que les profs n’y sont pas formés eux-mêmes, c’est-à-dire ne savent pas l’enseigner – c’est ce que j’évoquais un peu plus haut. C’est aussi qu’en France, dans notre culture littéraire, on se fait une très haute idée de l’écriture, et on pense au fond que ça ne s’enseigne pas, et surtout que ça ne se soumet pas à des normes: l’écriture littéraire, ça relèverait du talent, du génie.
Ces deux éléments ont entraîné des problèmes d’évaluation (on ne sait pas noter les écritures d’invention, on n’a pas de barème, on a l’impression de noter l’imaginaire de l’élève, ou sa culture personnelle ou encore son talent) et aussi de conception des sujets (ils sont très peu créatifs, très peu littéraires, ils ressemblent en fait à des dissertations déguisées en dialogues : les idées, les arguments, leur agencement, ça on sait noter).
Tout ça pour dire que dans ma pratique d’enseignement, et celle de mes collègues telle que j’ai pu l’observer autour de moi, l’apprentissage de l’écriture est focalisé sur l’écriture argumentative et logique des exercices maîtres, le commentaire et la dissertation, qui sont des exercices difficiles, des exercices critiques et analytiques, logiques et en quelque sorte objectifs. On les estime très formateurs intellectuellement ; ils accaparent et justifient tous les efforts des élèves et des professeurs. L’écriture littéraire est jugée secondaire, au mieux une récréation, un intermède mais pas un objectif pédagogique en soi, ça c’est sûr. On n’a pas de temps à y consacrer et de fait on ne lui en consacre quasiment aucun. D’ailleurs l’écriture d’invention a été supprimée des exercices du bac dans la dernière réforme (2019).
Est-ce que vous pensez que l’écriture littéraire devrait avoir une place plus importante dans l’enseignement du français ?
Oui. Je pense que, depuis 20 ou 30 ans peut-être plus, nos programmes font fausse route. Je pense que l’écriture analytique, académique et argumentative qu’on privilégie repose sur une conception très intellectualiste de la littérature, qu’elle donne aux élèves une expérience incomplète de ce que peut être la littérature et qu’il ne faut pas s’étonner si la discipline est en perte de vitesse. Ce n’est pas grave pour la discipline après tout, mais c’est quand même un problème pour notre société : beaucoup des lycéens sortent de nos cours en pensant que la littérature n’est « pas pour eux », que c’est un truc de spécialistes férus de notions techniques complexes. On ne leur apprend à écrire que des textes logiquement organisés, d’où la créativité, l’inventivité et l’implication personnelle sont exclues.
Cette forme d’écriture, partagée avec les autres Sciences-Humaines (on fait aussi des dissertations en Histoire-Géo, en Sciences-Éco, en Philosophie), est loin de résumer les champs d’écriture littéraires. La spécificité de la littérature, c’est son usage de la langue pour raconter, captiver, émouvoir, jouer avec les multiples dimensions des mots et du langage, parler d’un tas de choses qu’on observe dans le monde autour de nous (les lieux, les caractères, les comportements, les sentiments, le sens de la vie etc…).
C’est le champ spécifique de la littérature. C’est une expérience largement plus riche que celle qu’on donne actuellement aux bacheliers. Une expérience sans doute plus intéressante au sens de « dans leur intérêt » car tout le monde dans la vie a besoin de bien raconter des histoires, faire comprendre une situation, un climat, une émotion, de trouver des manières personnelles de dire ce qu’il ressent etc… C’est une chose intéressante à apprendre. Et surtout ce que je veux dire c’est que c’est le champ spécifique de la littérature, c’est sa spécificité. C’est ce que la littérature offre aux gens et que les autres disciplines ne leur offrent pas. Il faut qu’on apprenne à nos élèves à utiliser les mots et les phrases pour dire tout ça. Si le cours de français ne le fait pas, ce n’est fait nulle part.
C’est pourquoi on devrait, je pense, faire une beaucoup plus grande place à la pratique de l’écriture littéraire : l’écriture romanesque ou de fiction, l’écriture dialoguée, l’écriture versifiée, les discours, les lettres ouvertes, toutes les formes… Il faut donner aux élèves l’occasion d’expérimenter ces formes d’écriture, d’améliorer leurs capacités à inventer, créer un personnage, agencer les étapes d’une histoire, susciter une émotion chez leurs lecteurs, choisir les mots ou les phrases pour le faire….
Pour ces raisons et d’autres encore sans doute, je pense que les ateliers d’écriture devraient être importés dans notre pédagogie de la littérature. Je ne sais pas encore exactement comment, dans quelles mesures, sous quels dispositifs. Personnellement j’expérimente. Mais je pense que ça permettrait, au-delà du fait de former à écrire mieux et plus largement, de défendre l’écrit, en permettant aux élèves de davantage s’attacher à leur texte, d’y prêter vraiment attention, de s’en sentir les auteurs. Beaucoup d’élèves aujourd’hui accordent peu de valeur et d’attention aux textes scolaires qu’ils produisent.
Si on se contente de faire de la littérature un musée de grands textes à admirer, il ne faut pas s’étonner qu’elle n’intéresse pas les élèves et soit en recul auprès des jeunes générations. La littérature c’est une pratique, c’est l’art de manier la langue pour raconter des choses, la réalité qu’on perçoit. Les élèves devraient y être formés et s’y exercer beaucoup plus qu’ils ne le font.
Qu’est-ce qu’une école comme les Artisans de la fiction vous apporte de spécifique ?
Les Artisans de la Fiction se démarquent des ateliers à la française qui dominent en France. Les dispositifs des ateliers d’écriture à la française oscillent entre le loisir créatif ou thérapeutique et l’écriture littéraire un peu plus technique mais ils n’assument pas franchement de caractère pédagogique. En tout cas pas aussi franchement que les Artisans qui se présentent comme une école et s’adressent à des élèves qui sont là pour apprendre. Ils se sont nourris et inspirés des conceptions et des méthodes anglo-saxonnes et surtout américaines je crois.
Ces méthodes et ces catégories littéraires américaines sont parallèles à celles de notre théorie littéraire française, à celles que j’ai apprises à l’université. On parle bien de la même chose : la littérature et les textes. Mais les théories américaines adoptent un angle un peu différent et qui change tout. Leur objectif est d’amener les gens, les élèves, à écrire eux-mêmes. Les études littéraires françaises répondent à la question analytique : comment ça fonctionne ? Quel effet ça produit ? Les études littéraires américaines répondent plutôt à : Comment on fait ?
Je repense souvent à cette remise en contexte que Lionel Tran a glissé dans une de nos conversations : la divergence entre la vision européenne et la vision américaine de la littérature date du XIXème siècle. C’est une époque où le Nouveau Monde cherche à se construire une littérature, mais sans pouvoir s’appuyer sur l’épaisse et brillante tradition littéraire dont dispose l’Europe.
La question que se posent les théoriciens et ceux qui font de la littérature en Amérique est très pragmatique : comment va-t-on faire pour se créer une bonne littérature ? Comment on fait pour écrire un bon livre ? C’est sur cette question que se construisent la théorie et la pédagogie littéraire américaine. C’est ce qui explique qu’on fait appel aux auteurs en tant que professeurs dans les universités pour qu’ils disent comment écrire : eux, le font . C’est ce qui explique aussi que dans leur système scolaire, on mette très tôt les élèves à l’exercice de l’écriture et qu’on leur donne plein de notions techniques qui sont vraiment des outils pour écrire, inventer, enrichir, intensifier une histoire, des personnages, un message.
Les français se méfient beaucoup, voire détestent cette conception, qui donne des « recettes » et risque de produire une littérature stéréotypée ou pire encore commerciale. Bien sûr, c’est certainement en partie vrai, mais franchement, pour moi aujourd’hui, pédagogiquement, c’est une bouffée d’air frais. J’en ai marre d’enseigner l’écriture impersonnelle et asséchante du commentaire et de la dissertation. J’ai envie que les élèves apprennent à écrire des histoires et tous autres types de textes, à partir desquels on pourrait parler et enseigner la littérature. On est au lycée, on s’adresse à toute une classe d’âge ou presque, on ne cherche pas à ce qu’ils deviennent tous des grands auteurs, juste qu’ils aient quelques outils, quelques consignes pour écrire mieux et plus facilement, des textes dans lesquels ils s’investissent et se reconnaissent davantage. En France, l’écriture littéraire, c’est « Pas touche » ou « De quel droit ? ». Je pense qu’au stade où on en est, c’est une impasse contre-productive. De toute façon c’est en train de changer très vite avec les réseaux numériques, je ne suis pas très connaisseuse mais il semble que la littérature, y compris et même largement écrite par des adolescents, s’y re-développe loin des canons académiques et de la posture analytique, de manière collaborative, prolifique et spontanée. Le monde de l’édition en tient compte. Il faudrait que l’enseignement aussi bouge s’il ne veut pas se laisser définitivement empoussiérer.
Pour revenir à la question, les Artisans m’offrent une formation qui va me permettre d’étendre et compléter mes connaissances littéraires, de sortir du seul angle universitaire français et, je l’espère, de fabriquer la pédagogie qui me manque, cette pédagogie de l’écriture que je voudrais bien introduire dans mes cours. Je commence le « Cycle Artisanat de l’écriture » en trois ans. Je suis très pressée, très friande de recevoir et d’absorber ces nouvelles catégories, ces nouveaux outils. J’ai suivi déjà d’autres formations, à l’université de Cergy-Pontoise, auprès d’Aleph aussi, mais je ne connais pas d’autres organismes qui offrent l’angle qu’offrent les Artisans.
Si vous souhaitez en savoir plus sur les spécificités de l’enseignement de la littérature en France, nous vous recommandons les interviews suivantes :
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