Si on analyse les romans de Robin Hobb d’un point de vue technique, on découvre que l’auteur des cycles de fantasy L’assassin Royal, Les aventuriers de la mer, Le soldat Chamane, Les citées des anciens, aborde la question du point de vue d’une façon singulière.
Le point de vue : qui raconte l’histoire ?
Dans la fiction littéraire, la question du point de vue, c’est-à-dire « qui raconte l’histoire », est fondamentale et marque une différence fondamentale avec le cinéma ou le théâtre. La construction de l’univers narratif, des personnages ou l’intrigue sont similaires au cinéma où au théâtre (il s’agit de construire des dynamiques : dynamique de cadre, de personnages, de structure), mais le point de vue est spécifique à la littérature. Il permet de se connecter émotionnellement et de ressentir à travers le personnage.
Narration à la 3ème personne, points de vue multiples
Dans ses cycles de romans Les aventuriers de la mer, ou Les citées des anciens, qui couvrent des récits s’étendant sur des années et couvrant plusieurs pays, Robin Hobb opte pour la solution, évidente, d’une narration à la troisième personne (« il » ou « elle »), avec des points de vue multiples. Nous découvrons par exemple l’histoire à travers les yeux et la perception d’une jeune fille de marchand, d’un second de navire, d’une jeune intrigante ou d’un serpent de mer dont l’identité est en train de se dissoudre dans un nœud formé avec ses congénères.
Narration à la 1ère personne, point de vue unique
L’approche de Robin Hobb sur son cycle de romans le plus connu, L’assassin Royal, ainsi que sur Le soldat Chamane, est plus audacieuse et intrigante. Pour nous faire vivre ces récits qui courent également sur des décennies, mettent en jeu des dizaines de personnages, et ont pour décors des civilisations différentes, l’auteur opte pour une narration à la première personne (« je »), avec un narrateur unique. Le choix est audacieux, car avec un narrateur unique à la première personne, le lecteur ne peut accéder aux informations dont le héros n’est pas le témoin. Comment tenir le lecteur informé des événements qui se déroulent à l’autre bout du royaume, comment lui faire vivre ce que vivent les personnages secondaires, sur des cycles de romans qui s’étendent sur les milliers de pages ?
Narration à la 1ère personne, point de vue unique combiné à des points de vue externes
La solution la plus évidente serait de raconter ces événements au narrateur, comme lorsque quelqu’un nous informe de ce qu’à vécu tel ou telle de nos connaissances avec qui on a perdu le contact. Robin Hobb utilise en effet cette possibilité, afin de distiller des informations sur son univers narratif foisonnant. Chacun des chapitres de L’assassin royal s’ouvre sur un document (journal, correspondance, compte rendu, légende), cela lui permet des ellipses, et surtout nous permet d’accéder à d’autres points de vue (les documents en questions ne sont pas écrits par le narrateur), sans que le contrat implicite passé avec le lecteur, la connexion intime avec le héros, soit brisé. Mais cela ne nous permet pas d’être connectés à ce que vivent les autres personnages, en plus de prendre le risque de lasser le lecteur, qui pourrait avoir l’impression d’étouffer en restant dans la peau, la tête et les sensations corporelles d’un seul personnage pendant des milliers de pages.
Narration à la 1ère personne, point de vue unique incluant d’autres points de vue
C’est là que Robin Hobb contourne la contrainte qu’elle s’est fixée, sans pour autant rompre le contrat : Fitz Chevalerie, le narrateur de L’assassin royal a un pouvoir, qu’il vit comme une malédiction, et qui lui permet d’être connecté à certains autres personnages, de vivre à travers eux, d’habiter leurs rêves. Ainsi en respectant le choix d’un seul point de vue, nous accédons, avec le narrateur à d’autres points de vue, ce qui élargit considérablement notre appréhension du récit.
Narration à la 1ère personne, point de vue unique dual
A cette astuce, Robin Hobb en ajoute une autre : le héros est émotionnellement connecté à un animal, un loup, à travers qui il voit et ressent. Cela donne lieu à des chapitres entiers où le héros change de personnalité, devenant ce loup, ou vivant dans la peau du loup, ce qui permet à l’auteur d’ajouter un autre point de vue fort et de mettre en scène les moments de désaccord entre le héros et son loup, leur dialogue constant. Ainsi, le héros se dédouble et s’affronte lui-même parfois, et en tant que lecteur, nous vivons l’histoire dans deux corps, avec deux personnalités, qui passent parfois d’un corps à l’autre.
Robin Hobb fait reposer son cycle Le soldat Chamane entièrement sur cette technique : un seul point de vue, au « je », celui de Jamère Burvel, mais la personnalité de Jamère est divisée en deux au début du récit, et il va ensuite constamment s’affronter lui-même. Avec un seul corps, nous avons deux points de vue qui s’affrontent, prennent le dessus, luttent pour survivre.
Interview (en anglais) de Robin Hobb à propos de L’assassin royal