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Les Artisans de la Fiction interviewent Jonathan Coe

« Je pense que l’enseignement formel du creative writing est une excellente idée »

Au cours d’un entretien exclusif accordé dans le cadre des Assises Internationales du Roman 2018 Jonathan Coe répond aux questions des Artisans de la Fiction, abordant l’apprentissage de l’écriture, la nécessité d’un enseignement formel du Creative Writing, et la manière dont il construit ses romans.

Les Artisans de la Fiction : Comment avez-vous appris comment fonctionnent les histoires ?
Jonathan Coe : Je pense que j’ai appris comment fonctionnent les histoires à force d’en absorber, sur tous les supports possibles. Mes premiers souvenirs d’histoires viennent des Comics strips. J’étais abonné, et de petits magazines arrivaient tous les vendredis à la maison quand j’étais gamin. C’était juste des BD pour enfants, des trucs de gosses. Les histoires étaient très simples, elles faisaient une page. Elles étaient racontées principalement en images. Et je pense que cela m’a donné une vision très claire de ce que pouvait être la structure d’une histoire. Parce que, vous savez, écrire et dessiner de petites histoires marrantes pour gosses demande une maîtrise, de l’artisanat.

Ensuite, j’ai commencé à lire les classiques que les enfants lisent en Grande-Bretagne : Enid Blyton, Tolkien, CS Lewis, des romans de fantasy, ce genre de trucs. Mais j’ai également commencé à regarder des films à cette période. Pas tant au cinéma qu’à la télé, car dans les années 60 et 70, la télévision britannique passait beaucoup de vieux films.

Donc cela m’a introduit à la narration hollywoodienne classique, où, comme vous le savez, l’arc narratif et la structure en 3 actes sont très clairs. Et ce n’est pas avant d’avoir 16 ou 17 ans que j’ai commencé à lire des livres sérieux, mais je pense qu’auparavant, j’avais déjà appris les règles fondamentales de la narration, notamment à travers la télévision.


Est-ce que l’école vous a aidé à comprendre comment fonctionne un roman ?
Je ne dirais pas que cela a été fondamental, mais oui. A l’école, on nous astreignait à des exercices, des devoirs où il fallait écrire une histoire. Les autres enfants trouvaient ça ennuyeux et difficile. Ils n’aimaient pas ça ; moi c’était mon type de devoir préféré. Ensuite, j’ai eu la chance d’avoir des professeurs qui, même s’ils ne m’ont pas enseigné la narration, m’ont donné de bons livres à lire. Ils ont compris le genre de personne que j’étais, et m’ont recommandé de bons titres.

Mais je n’ai pas eu d’enseignement formel de la narration. Parce que l’enseignement du Creative Writing est assez nouveau en Grande-Bretagne. À l’âge de 20 ans je savais que je voulais être écrivain. J’étais à l’université. Et à l’époque il n’y avait qu’une école en Angleterre qui proposait des cours de Creative Writing, il s’agissait de la célèbre UEA University (University of East Anglia), dont sont sortis Ian Mc Ewan, Kazuo Ishiguro (Prix Nobel de littérature 2017), et dans laquelle de nombreux grands écrivains sont allés.

Il y avait une très petite classe là-bas. Ils prenaient 6 étudiants chaque année. Je ne sais plus si j’avais trop la trouille pour postuler ou si j’ignorais que ça existait à cette époque, mais j’ai opté pour l’université d’état de Cambridge. Puis j’ai décidé de faire ma thèse de doctorat, et j’ai intégré l’université de Warwick. Et en fait j’ai abordé ces trois années comme un cours de Creative Writing.

Vous voulez dire que vous avez utilisé ce temps pour écrire ?
Oui. J’ai écrit ma thèse très rapidement, juste avant la fin des trois années. Le reste du temps, j’écrivais des histoires, des romans, tout le temps. Encore une fois, je ne bénéficiais pas d’un enseignement formel de la narration, mais dans le département d’anglais, tout le monde lisait des livres et discutait à propos de livres et montrait aux autres des manuscrits en cours. C’était un environnement vraiment stimulant pour essayer de devenir un écrivain, même si officiellement je ne suivais pas de cours de Creative Writing.

Comment avez-vous appris les principes de la narration ? Avez-vous étudié comment les histoires étaient construites ?
Je pense que comme beaucoup d’autres écrivains, j’ai commencé par imiter mes auteurs préférés. Par exemple, quand j’étais très jeune, j’écrivais des histoires du type Sherlock Holmes, ou James Bond, ou les autres types de trucs que je lisais. Puis j’ai commencé à m’intéresser à l’humour et à l’ironie, et j’ai commencé à imiter les auteurs comiques britanniques, comme David Lodge ou Kingsley Amis. Donc, tout ce que j’ai écrit avant d’avoir atteint 20 ans,  c’était vraiment de l’imitation. Et j’ai toujours ces nombreux manuscrits : en les lisant, vous pouvez voir mon propre style, ma propre voix commencer à apparaître et à prendre graduellement le pas. Donc vous passez de l’imitation au fait d’être influencé, ce qui est une chose différente.

Vous souvenez-vous avoir franchi des caps durant ce processus d’apprentissage de l’écriture ?
Uniquement dans le sens où ce que j’écrivais a progressivement commencé à m’ennuyer. Et je pense qu’il y a eu un moment où mon ambition a pris le dessus sur ce que je produisais à l’époque et ça a été le moment où j’ai commencé à être plus original.

J’ai commencé à être fatigué d’imiter tout le monde, et après deux ou trois ans, j’ai commencé à me lasser d’écrire toujours à propos de ma vie – je ne racontais que ça, à l’époque. Je n’écrivais pas mes mémoires, mais mes histoires étaient très autobiographiques. Le protagoniste était toujours quelqu’un comme moi. Beaucoup d’histoires se déroulaient dans un environnement universitaire et je décrivais principalement ce que je connaissais. J’ai écrit ainsi les trois quarts d’un assez long roman, et un jour je l’ai relu et je me suis dit : « ça m’ennuie. Alors si ça m’ennuie, le lecteur va également s’ennuyer ».

J’ai alors pris une décision très simple, mais extrêmement radicale pour moi, à l’époque : « Ok, je vais écrire une histoire, dont le personnage principal sera une femme et l’histoire sera racontée du point de vue d’une femme ». Je n’avais jamais fait ça auparavant. Il fallait évidemment essayer.
Peut-être que si j’avais eu un tutorat, des professeurs d’écriture, ils auraient pu me suggérer cela plus tôt, mais j’ai fait cette découverte moi-même. Donc j’ai écrit un roman intitulé « the accidental woman/La femme de hasard ». Ce n’était pas un très bon livre, quels que soient les critères de jugement, mais il était bien meilleur que ce que j’avais écrit auparavant.

Et j’ai commencé à trouver ma voix.

Quelle est votre position vis-à-vis de l’enseignement du Creative Writing ?
L’enseignement formel du Creative Writing ? Vous savez, j’ai l’impression qu’il y a du snobisme vis-à-vis de cela, dans beaucoup d’endroits. Je ne comprends pas ça.
Évidemment vous ne pouvez pas enseigner le talent, parce que soit les étudiants ont du talent, ou ils n’en ont pas. Mais je pense qu’il y a beaucoup de choses que vous pouvez faire dans un environnement formel pour écrivains. Vous pouvez leur montrer le genre d’erreurs qu’ils font, plus rapidement que s’ils étaient livrés à eux-mêmes. Vous pouvez leur apprendre à lire d’une manière qui aide à écrire. Vous pouvez également leur donner du temps et de l’espace pour écrire et être encouragé.

Trouver du temps pour écrire est une des choses les plus difficiles, surtout si vous êtes jeune et que vous devez trouver un job pour gagner votre vie. Donc, de toute évidence, une université ou une école d’écriture ne peut pas produire des douzaines d’écrivains publiés, chaque année, parce que ça ne marche pas comme ça. Mais si les gens sont sérieux dans leur désir d’écrire, je pense que ça peut être extrêmement bénéfique pour eux de suivre ce genre de cursus.

J’ai lu des critiques littéraires de romans écrits par des jeunes gens, qui disaient « on peut voir qu’elle a étudié le Creative Writing. Elle a tous les maniérismes du Creative Writing. » Je ne sais pas ce que ça veut dire. Je lis des romans écrits par des jeunes gens et je ne peux pas dire s’ils ont suivi des cours de Creative Writing ou non. La seule chose qui compte, c’est si le livre est bon ou non.

Donc, je pense que l’enseignement formel du creative writing est une excellente idée. Je le pense vraiment.

Vous avez vous-même donné quelques cours de Creative Writing ?
Il y a quelques années, j’ai animé des ateliers et donné des conférences au département de Creative Writing de l’Université de Warwick. Récemment, j’ai fait du mentorat d’étudiants pour City University à Londres. C’est ce que je trouve le plus satisfaisant parce que je n’écris pas de nouvelles moi-même. En fait, j’ai besoin que quelqu’un m’apprenne comment écrire des nouvelles. Mais j’aime aider des écrivains qui essaient d’écrire des romans. Et j’aime accompagner des étudiants en face à face, sur une période d’un an, afin d’avoir le temps de lire leur livre en entier, de parler de la structure, de l’écriture. Je sens que je peux les aider. J’ai un peu fait ça. Pas énormément, mais j’ai aimé le faire.

Concernant votre écriture, comment travaillez-vous sur un roman ?
Je parle de cela avec beaucoup d’autres écrivains, et je commence à réaliser que ma manière d’écrire est très inhabituelle, je pense. Parce que je planifie mes romans très soigneusement. Presque chapitre par chapitre. Et je trouve incroyablement difficile de commencer à écrire quoi que ce soit si je n’ai pas fait cela.

Je ne veux pas être prescripteur ou en faire une règle, parce que c’est différent pour chaque écrivain. Et certains écrivains, des auteurs célèbres, m’ont dit : « j’écris juste la première phrase et les personnages commencent à me parler et ils m’entrainent sur une route et je me contente de la suivre ». Ce qui est à l’opposé de ma pratique.

En tant que lecteur, une des choses les plus importantes pour moi dans un roman, c’est le sens des proportions. La manière dont les différentes parties d’un roman sont reliées les unes aux autres. Un roman doit avoir un rythme. Et il doit avoir une architecture. Et je sens que les lecteurs répondent à cela très profondément et en retirent beaucoup de plaisir. Et les livres sont plus faciles à lire si c’est le cas.

Donc, je suppose qu’il y a trois phases d’écriture pour moi. Il y a la phase où je me contente de réfléchir au livre. Pendant cette phase, je ne mets rien sur papier. Et ça peut durer un long moment, un an ou plus, durant lequel je pense juste au livre. Bien sûr, je fais d’autres choses pendant ce temps. D’autres travaux. Mais le livre est en gestation, à l’arrière-plan de mon esprit durant tout ce temps.
Et puis arrive un moment où je commence à écrire des choses. Et dans le cas du livre que je viens de finir, par exemple, j’ai fait le même genre de chose que font les scénaristes : j’ai acheté plein de feuilles bristol, et j’ai écrit beaucoup d’idées de scènes et d’idées pour des chapitres entiers et j’ai commencé à les mettre dans différents ordres et à jongler avec dans mon esprit et finalement arriver à une séquence.
Et après ce processus, qui a également pris plusieurs semaines j’avais l’allure complète du livre dans mon esprit. Je connaissais le nombre exact de chapitres – 45 chapitres. Et je savais plus ou moins ce qui allait se passer dans chacun.

Et j’ai commencé à écrire. J’ai écrit le livre de manière linéaire, ce qui n’est pas toujours le cas. Parfois je commence au milieu, parfois je commence près de la fin, mais cette fois j’ai commencé du chapitre 1, tout droit jusqu’au chapitre 45.

Chaque livre est différent, cela dépend de la forme que vous avez choisie. Mais choisir cette forme est le point crucial du processus créatif pour moi. Et je pense que c’est peut-être une manière de travailler qui est plus proche de l’écriture de scénario que de la manière dont la plupart de romanciers travaillent. Car je dirais que, probablement, l’influence la plus importante pour mon architecture narrative est le cinéma .

Le genre dans lequel vous inscrivez vos romans, la satire, la comédie requiert énormément de préparation. C’est peut-être le type d’histoire le plus compliqué à construire. On ne peut pas improviser au fur et à mesure… Cela ne parviendrait pas à produire un effet aussi profond sur le lecteur.
Non, on ne peut pas, bien sûr.

À la lecture de vos romans, on sent que vous avez fait beaucoup de recherche, et que vous maîtrisez l’impact narratif que vous désirez provoquer chez vos lecteurs. Oui. Je veux dire, la structure d’un livre n’est pas drôle, ce n’est pas là où réside l’humour, mais c’est un appui nécessaire pour l’humour. La structure doit être vraiment solide pour que l’humour fonctionne. Une des expériences d’apprentissage les plus intéressantes que j’ai eues a été d’adapter un de mes propres romans pour l’écran. C’est un roman intitulé en français « Les nains de la mort », qui a été transformé en un film particulièrement décevant. J’ai écrit la majeure partie du script. Et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi les gens n’aimaient pas ce film, car pour moi, il était plein de scènes drôles.

Un ami à moi est allé le voir en avant-première. Quand il en est sorti et il avait l’air vraiment lugubre. Je lui ai dit : « qu’est-ce qu’il y a ? Tu n’as pas trouvé que c’était drôle ?
— Heu, je ne sais pas.
— Et cette scène ? Elle est marrante…
— Ouais, mais je ne savais pas ce qui se passait dans le film, je n’ai pas compris l’histoire. J’étais tellement occupé à essayer de comprendre pourquoi les personnages font ceci, pourquoi ils sont dans tel lieu, qu’est-ce qu’il va se passer après…, que les blagues, je ne les ai même pas remarquées… »

Et cela m’a permis de réaliser que peu importe si chaque scène que vous écrivez est drôle, car si l’histoire ne marche pas, si l’histoire ne fait pas sens, le public ne sera pas avec vous. Vous les avez perdus. Que l’histoire fonctionne, et que la forme marche, c’est toujours ce que j’essaie de faire en premier. Quand je construis l’histoire dans ma tête, ou sur des bristols, il arrive un moment où je pense à une scène et où je me dis « ça va être bien, ça va être drôle ! Je peux travailler à partir de ça. », mais seulement si ça colle avec tout le reste. Certaines personnes demandent : « mais est-ce que cela n’est pas dangereux, est-ce cela ne risque pas de devenir prévisible ? Vous avez une sorte de diagramme et ensuite il ne vous reste plus qu’à le suivre, il n’y aucune spontanéité dans l’écriture… » En fait, chaque chapitre a toujours le potentiel pour vous surprendre. Et parfois une scène que vous pensiez pouvoir être très drôle s’avère être vraiment triste. Et parfois une scène que vous imaginiez être vraiment sérieuse, se retrouve à être pleine de blagues. Et parfois les personnages se comportent d’une manière qui vous surprend et vous allez devoir modifier votre plan. Mais vous devez avoir en tête la manière dont cela se termine.

Quand vous débutez en tant qu’écrivain, les structures classiques, ou les structures d’intrigues issues des genres sont réellement utiles pour raconter des histoires.
Oui, c’est vrai.

Vous avez vous-même fait cela plusieurs fois. Par exemple, dans Testament à l’anglaise/The Winshaw Legacy: or, What a Carve Up!, vous vous êtes servi de la comédie anglaise What a carve up ! (1961), dont vous avez repris la structure, à laquelle vous avez ajouté votre humour noir. Vous avez aussi réécrit, à votre manière Gulliver. Comment avez-vous travaillé à partir de ces structures préexistantes ?
Comme je l’ai déjà dit, l’imitation est une bonne manière de commencer à écrire, et beaucoup de gens commencent à écrire ainsi. Et vous pouvez continuer à faire cela dans vos livres plus matures, mais ce qui devient intéressant, c’est comment vous déviez de la source originale, du modèle original. Et dans Testament à l’anglaise, j’ai pris cette idée de comédie gothique, du type « la vieille demeure familiale », qu’Hollywood n’arrête pas de refaire. Dans mon esprit il y avait déjà une correspondance, une connexion que je ne pouvais pas encore m’expliquer entre ce genre et la situation politique dont je voulais parler. D’une certaine façon, dans mon esprit, ils allaient ensemble. C’était juste l’instinct. Il est aussi important d’utiliser des structures et des formes classiques, que de suivre son instinct, s’il est puissant.

Pour moi, il arrive toujours un point où, au milieu du processus d’écriture d’un roman, vous commencez à comprendre ce que vous faites. Car en fait, aussi soigneusement que vous ayez préparé votre roman, vous ne comprenez pas ce que vous voulez faire tant que vous ne commencez pas à écrire des phrases. Et, avec Testament à l’anglaise, il y a eu un point où je me suis dit « oui, je vois où cela mène. Cette comédie gothique, et cette satire politique vont se percuter à la fin du roman, et cela va provoquer une grande explosion ! »

Et je pense que mixer différents genres dans la marmite et voir ce qui en sort peut aussi être une manière créative de procéder.

Faites-vous beaucoup de recherches pour vos romans ?
Cela dépend.
Oui, j’en fais, mais internet a tout changé. Parce que maintenant, d’après moi, si vous écrivez à propos du présent, on peut tout rechercher en ligne. Si vous écrivez des romans historiques, je ne sais pas, peut-être qu’il y a des recherches que vous ne pouvez pas faire sur internet, peut-être que vous devez remonter à la source, que vous devez vous rendre dans différents endroits et ainsi de suite.

Mais si j’écris des romans contemporains à propos du pays dans lequel je vis ― ce qui est principalement ce que je fais aujourd’hui ―, la recherche se fait en ligne. Donc oui, je fais de la recherche. Pour le roman que je viens de finir, la recherche n’était pas si importante. C’est une histoire très contemporaine. Je prenais donc quotidiennement mon matériau dans les journaux et les sites d’infos. C’était surtout une manière de m’assurer que les détails historiques qui sous-tendaient l’histoire, étaient justes.

Si vous écrivez de la fiction historique, ou que vous écrivez sur un autre pays, cela peut devenir excitant, car la recherche peut vous entraîner dans des directions que vous n’attendiez pas. Quand j’ai écrit Expo 58, qui se passe en Belgique en 1958, j’ai fait beaucoup de recherches sur internet, mais il y avait des choses que je ne pouvais pas trouver en ligne. J’ai donc déniché des gens qui avaient été témoin des événements sur lesquels je voulais écrire. Je suis allé dans les endroits où ils s’étaient déroulés. Cette recherche est devenue une partie profonde du processus créatif et a entraîné l’histoire dans des directions auxquelles je ne m’attendais pas.

Donc la recherche est différente pour chaque livre, et je dirais aux futurs écrivains :
Ne vous dites pas que la recherche sera ennuyeuse, académique ou qu’il s’agit juste d’un boulot qui doit être fait. Si vous vous penchez dessus avec le bon état d’esprit, c’est un exercice extrêmement créatif.
Et vous découvrirez des choses que vous ne vous attendiez pas à trouver, et qui entraîneront votre histoire dans d’autres directions et qui pourraient même – cela arrive parfois — vous conduire à écrire un livre complètement différent de celui que vous envisagiez.

Comment construisez-vous vos personnages ?
Pour moi, mes personnages n’existent pas jusqu’à ce qu’ils parlent. Tout a à voir avec le dialogue et le genre de langage qu’ils utilisent. Quel genre de ton ils utilisent, la manière dont ils s’expriment. Si vous vous penchez sur mes livres, vous verrez que je ne décris presque jamais mes personnages.
Je me fiche de ce à quoi ils ressemblent. Parfois j’ai une image visuelle dans l’esprit, parce que je base certains de mes personnages sur des personnes réelles. Mais ce n’est pas important pour moi que le lecteur le sente.

Je suis content si les lecteurs imaginent que mes personnages ressemblent à ce qu’ils veulent. Mais je veux qu’ils parlent d’une manière particulière. Donc tous mes personnages se révèlent à travers le dialogue. Et, une fois de plus, c’est une technique du cinéma ou de la télé, je pense, autant qu’une technique de la littérature.

Vous entraînez-vous en écoutant les gens parler ?
Pas consciemment. Mais j’ai pris conscience, au fil des années, que j’écoute plus les gens que je ne les regarde. J’ai récemment découvert que j’ai une forme de handicap, appelé Prosopagnosie, qui veut dire que vous ne pouvez pas vous rappeler les visages. Si je vous croise à nouveau dans la journée, je ne vous reconnaîtrai probablement pas. Si cela arrive, ne le prenez pas personnellement, car je le fais avec tout le monde. Mon sens visuel est très faible. Mais je me rappelle de comment « sonnent » les gens.

C’est une des raisons qui font que vos livres ne devraient pas être adaptés en films… Vos romans ont une force en tant que forme spécifiquement littéraire.

Oui. Il y a beaucoup d’influences du cinéma et de la télévision dans mes livres, mais cela ne veut pas dire qu’ils s’adaptent bien à l’écran, je ne pense pas.

Vous vous appuyez plus sur la parole que sur les images, mais les films sont votre principale influence ?
Oui, je pense que je suis plus influencé par les dialogues des films que par la narration visuelle. Mon grand héros dans le cinéma est Billy Wilder, et beaucoup de critiques de cinéma, de critiques de cinéma français, en particulier, pensent que Wilder n’est pas un très bon réalisateur parce qu’il raconte ses histoires à travers le dialogue plus qu’avec les images. Je dirais qu’il raconte ses histoires avec les deux.
Quand j’étais ado, j’enregistrais ses films, mais pas les images, juste le son. Et je les écoutais. Et cela m’en a beaucoup appris, je crois, sur la manière de construire une histoire grâce au dialogue.

Quand vous écrivez une histoire, vous ne visualisez pas une scène avant de l’écrire. Avez-vous besoin de connaître le tempo, la structure, le rythme de la scène ?
Oui. Toutes les comparaisons, toutes les métaphores que j’utilise pour l’écriture, pour mon écriture viennent de la musique, ou de la manière dont les dialogues sont utilisés dans les films ou à la télévision et parfois le théâtre. Cela a à voir avec le rythme ; cela a à voir avec le tempo ; cela a à voir avec le ton.
Dans le livre que je viens de terminer, il y a peut-être trois scènes, trois chapitres sur 45 où la focalisation est visuelle ; et j’avais une image très forte à l’esprit quand je les écrivais, mais dans chaque cas, c’était un paysage, pas le visage de quelqu’un, ou quoi que ce soit dans ce genre.

Est-ce que l’utilisation de la scène comme unité de composition (durant laquelle, le cadre, l’action, le but du personnage sont montrés en direct) est importante pour vous, quand vous travaillez sur un roman ?
Oui. Je pense à un roman en ces termes. Et usuellement je me confine à une scène par chapitre, peut-être deux scènes par chapitre. Mais à nouveau, c’est une manière cinématographique de construire une histoire.

L’écriture de théâtre procède ainsi, et elle précède le cinéma… La plupart des règles de dramaturgie classique viennent du théâtre. Comme c’est le cas pour la comédie, où toutes les règles de construction – encore utilisées aujourd’hui – ont été posées dès le théâtre grec…
Oui. (Sourire) C’est ce que vous apprenez à vos étudiants : vous leur faites lire Aristophane ?

Nous leur faisons étudier les structures classiques, cela fait partie de leur apprentissage. Les intrigues classiques : la tragédie, la comédie. Nous utilisons comme base pédagogique un très bon livre de Christopher Booker…
The seven basic plots, oui (rire).

C’est un livre très dur envers les formes contemporaines…
Oui, parce qu’elles ne suivent pas les structures classiques. (Rires)

Comparées au cinéma, quelles sont pour vous les forces spécifiques de la narration littéraire ?
Eh bien, dans un roman, je pense qu’on peut faire des choses bien plus intéressantes et complexes en termes de narration que l’on peut faire au cinéma.
Ce n’est pas parce que la forme du cinéma est limitée. Mais pour des raisons commerciales, les films ont tendance à être simples et conformistes. Les écrivains qui essaient de faire des choses intéressantes et expérimentales dans le cinéma, se font en général sauter dessus par les producteurs, qui leur disent de rester simples, commerciaux, et ainsi de suite.
Je pense que vous avez plus de liberté pour expérimenter dans le roman.

C’est très difficile de raconter une histoire au cinéma d’une manière qui ne soit pas linéaire. Certains grands films l’ont fait, mais la plupart des grands films racontent une histoire de A à Z, alors que j’aime faire des sauts dans le temps, et utiliser des flashbacks et des flashforwards, et ce genre de trucs. Vous pouvez mixer les genres, et les tons de manière plus satisfaisante dans un roman, que dans un film.

Tellement de gens au cours des années ont tenté de faire un film ou une série télé de Testament à l’anglaise… Ils ont dit « bon, le livre entier est basé sur un film, c’est évident, donc il suffit de prendre le livre et de le transposer en film et ce sera bon. »
Mais apparemment, ça les met en échec à chaque fois. Il y a tellement de choses compliquées, structurellement, et également au niveau du ton. Et de toute façon, c’est trop long pour être adapté en film.
Ce que j’aime dans le fait d’écrire des romans, c’est la liberté. Pas seulement la liberté d’expérimenter et d’entraîner l’histoire dans n’importe quelle direction, mais aussi l’autonomie de l’écriture. Le fait que ce ne soit pas une forme collaborative. De l’excellente narration peut être le résultat d’une collaboration, mais ce n’est pas vraiment ma manière de travailler.

J’aime le fait que je sois tout seul, dans une pièce, pendant trois ans, et que je n’aie à consulter personne. J’ai une autonomie totale, une liberté totale durant ce temps. Et vous savez, le cinéma, la télévision et le théâtre, aussi chouettes qu’ils soient, n’offrent pas cela.

Quand arrêtez-vous votre choix de point de vue (c’est-à-dire qui raconte l’histoire), dans le processus d’écriture ?
Vous savez, je trouve toujours cela très casse-gueule. Je trouve que c’est un des aspects les plus difficiles de l’écriture de romans : choisir le point de vue, ou choisir des points de vue multiples, et emmener confortablement le lecteur de l’un à l’autre…
J’ai écrit 12 livres et je suis toujours en train d’apprendre comment ça marche.

Dans mon nouveau livre, il y a deux personnages principaux. Donc je pensais que chaque scène devait se dérouler du point de vue d’un des deux. Ou qu’un d’entre eux devait être présent dans la scène. Et, quand j’ai effectivement terminé le livre, j’ai réalisé qu’il y avait quelques chapitres où j’avais brisé cette règle et où je réunissais d’autres personnages, et d’une certaine manière, cela fonctionne.
Je dirais que c’est important de prendre des décisions, dans les premiers temps, à propos du point de vue que vous allez choisir, qu’il s’agisse d’un personnage, de deux personnages, ou de trois personnages, et de rester le plus proche de ça, mais si l’histoire est assez solide, si la structure est assez solide, il y aura des moments où vous pourrez vous évader de cela. Ce sera peut-être libérateur pour vous et pour le lecteur de faire cela à un moment donné.

Personnellement, en tant que romancier qui a écrit 12 livres, je ne sais pas moi-même quelles sont les règles à propos du point de vue. Je les crée au fur et à mesure.

Une dernière question : quels seraient vos conseils à un apprenti écrivain ?

De lire autant que possible. D’écrire aussi souvent que possible. Et de cultiver une atmosphère paisible et silencieuse où vos idées peuvent grandir et prendre forme.
C’est la chose la plus difficile pour les écrivains de nos jours. Vous savez, les distractions, les stimulations disponibles en ligne pour les jeunes gens sont incroyables. Si j’avais eu internet, si j’avais eu Netflix, si j’avais eu les réseaux sociaux dans les années 1970, je ne sais pas si je serais devenu un écrivain, parce que j’aurais été trop distrait.

Il faut vous dégager du temps et de l’espace pour vous-même. Et vous devez trouver un équilibre, car vous avez besoin d’absorber le monde, vous devez comprendre le monde, vous devez à la fois le refléter et en faire partie. Mais il doit aussi y avoir un moment où vous devez vous retrancher et simplement trouver votre monde intérieur, le monde de votre imagination. Pour moi, cela est ce qu’il y a de mieux dans les cours de creative writing. Ils fournissent de l’espace et une portion de temps où globalement, vous pouvez faire cela. Je pense que c’est ce qu’il y a de plus précieux là-dedans.

Que vouliez-vous dire par : « il existe une certaine manière de lire, pour apprendre comment fonctionne une histoire » ?
Je pense que ce que vous lisez quand vous êtes jeunes est très important. Je recommanderai de lire des vieux livres, de lire des classiques. Je n’ai pas lu beaucoup de fiction contemporaine quand je grandissais. J’imagine que ne savais même pas vraiment que ça existait. Mais mes professeurs m’indiquaient des livres qui avaient 50 ou 80 ou 100 ou 200 ans. Et j’ai lu ceux-là.

D’une certaine façon, je les ai appréhendés comme des exercices de narration et des structures formelles parce qu’ils ne faisaient pas partie du monde moderne, et j’ai vu plus clairement l’histoire pour ce qu’elle était. Si j’avais lu des livres contemporains ou à propos de notre monde contemporain, ils se seraient enchevêtrés au monde autour de moi. Donc, il n’y a rien de mieux que de lire les classiques.

Rien de mieux.

 

Le site de Jonathan Coe

Entretien réalisé durant les 11èmes Assises Internationales du Roman (2018). 

 

Interview et traduction  : Lionel Tran.
Remerciements : Isabelle Viot – Mathilde Walton.

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