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Les lecteurs de sensibilité : Enrichissement de l’écriture ou censure déguisée ?

Les « lecteurs de sensibilité » divisent le monde littéraire. Kevin Lambert, en lice pour le prix Goncourt 2023, défend cette pratique comme un enrichissement, tandis que Nicolas Mathieu y voit une dérive vers la censure. Qui a raison ? Entre responsabilité et liberté, l’écrivain est-il contraint de choisir ?


Les « lecteurs de sensibilité » ou « sensitivity readers » sont devenus un sujet brûlant dans le monde littéraire, suscitant de vives réactions et des prises de position tranchées. Pour certains écrivains, cette pratique permet de renforcer l’authenticité de leurs personnages issus de minorités. Pour d’autres, elle représente une forme insidieuse de censure qui met en péril la liberté de création. Ce débat est particulièrement virulent en France depuis la polémique entre les écrivains Nicolas Mathieu et Kevin Lambert. Ce dernier a choisi de faire appel à une « lectrice de sensibilité » pour son dernier roman, suscitant des critiques et un débat sur la place de l’authenticité en écriture et les risques de l’auto-censure.

Qu’est-ce qu’un « lecteur de sensibilité » ?

Le concept de « lecteur de sensibilité » est né dans le monde anglophone, en particulier aux États-Unis, où l’on reconnaît de plus en plus l’importance de représenter fidèlement des personnages de diverses origines ethniques, orientations sexuelles, religions, ou conditions sociales. Le rôle du lecteur de sensibilité est de relire un texte en amont de sa publication pour repérer et corriger les stéréotypes ou les maladresses culturelles, afin que les représentations ne soient pas réductrices ou insultantes. L’objectif affiché est de rendre justice aux personnages, de les enrichir et de prévenir des erreurs involontaires mais potentiellement nuisibles.

Dans le milieu littéraire américain, de nombreux écrivains ont adopté cette pratique. David Joy, auteur issu des Appalaches, est l’un de ses défenseurs les plus notables.

Dans notre interview exclusive, il explique : « On dit souvent ‘lecteur de sensibilité’ comme si c’était une question de leur sensibilité, mais en réalité, s’ils détectent un problème, ce n’est pas leur sensibilité, c’est notre échec. (…) Ceux qui s’offusquent d’être relus par des lecteurs d’authenticité pour passer la barrière du genre ou de la race  sont des mâles blancs qui veulent garder le pouvoir. »

Pour Joy, ces relecteurs ne limitent pas la création, ils la renforcent en amenant l’auteur à dépasser ses propres biais.

David Joy et Kevin Lambert : deux défenseurs de l’authenticité narrative

David Joy incarne une vision de l’écriture où la responsabilité de l’auteur est centrale. Lui-même issu d’une région rurale souvent marginalisée, il écrit sur des communautés pauvres et désenchantées des Appalaches. En s’appuyant sur des lecteurs de sensibilité, Joy entend donner la voix la plus juste possible à ces personnages souvent exclus de la société.

« Il faut que chaque détail soit juste pour que le lecteur puisse croire au mensonge de la fiction, » affirme-t-il. Pour lui, la moindre erreur de représentation risque de rompre l’illusion narrative, compromettant ainsi la sincérité de l’œuvre.

Kevin Lambert, auteur québécois, partage une démarche similaire. Lorsqu’il a écrit Que notre joie demeure, il a sollicité la poétesse et professeure haïtienne Chloé Savoie-Bernard pour lire son manuscrit. Son objectif était d’éviter les stéréotypes raciaux et de complexifier ses personnages d’origine haïtienne.

Il déclare : « La lecture sensible, contrairement à ce qu’en disent les réactionnaires, n’est pas une censure. Elle amplifie la liberté d’écriture et la richesse du texte. »

Pour Lambert, il s’agit de dépasser ses propres limites en travaillant avec des personnes ayant une expérience de vie différente de la sienne, et ainsi, de créer des personnages plus nuancés.

La critique de Nicolas Mathieu : une dérive vers la censure ?

Cependant, cette démarche a suscité la réaction de l’écrivain français Nicolas Mathieu, lauréat du prix Goncourt 2018 pour Leurs enfants après eux. Tout en reconnaissant l’importance de la prudence dans la représentation des minorités, Mathieu s’inquiète d’une dérive vers la censure. Il critique le fait que l’éditeur de Lambert ait mis en avant l’utilisation d’un « lecteur de sensibilité » comme argument marketing, donnant l’impression que cette pratique serait un gage de qualité littéraire.

Dans une série de publications sur Instagram, Nicolas Mathieu s’interroge sur la manière dont cette pratique pourrait influencer l’écriture elle-même. En présentant ceux qui n’utilisent pas de « lecteurs de sensibilité » comme « réactionnaires, » Lambert crée, selon Mathieu, une ligne de division artificielle entre « progressistes » et « conservateurs » en matière de littérature.

Nicolas Mathieu s’inquiète également du risque que cette pratique n’aboutisse à une moralisation excessive de la fiction, où chaque auteur serait contraint de respecter des règles tacites pour éviter les critiques et les polémiques.


Une polémique qui reflète deux visions de la liberté littéraire

La controverse entre Nicolas Mathieu et Kevin Lambert met en lumière deux conceptions divergentes de la liberté littéraire. D’un côté, pour des auteurs comme Joy et Lambert, la consultation de lecteurs de sensibilité est un moyen d’enrichir la fiction en évitant les erreurs culturelles et les stéréotypes. De leur point de vue, il ne s’agit pas d’une censure, mais d’une démarche d’enrichissement de l’œuvre. Lambert souligne : « Le point de vue de Chloé m’a permis d’amplifier mon personnage, de l’enrichir, d’explorer des zones que je ne m’autorisais pas moi-même à explorer. »

 De l’autre côté, Nicolas Mathieu exprime une inquiétude quant à la « moralisation de la fiction ». Selon lui, la consultation de lecteurs de sensibilité pourrait, à terme, restreindre l’audace créative des écrivains. Il rappelle que la fiction a toujours eu pour vocation d’explorer la complexité humaine, y compris ses zones d’ombre, sans forcément respecter les sensibilités contemporaines.

Nicolas Mathieu critique ainsi l’idée d’une écriture « aseptisée », qui s’auto-censure pour éviter toute controverse. Il déclare : « La fiction a pour rôle d’interroger, de choquer parfois, et elle ne devrait pas être soumise aux mêmes contraintes que le discours public. »


La France et le Canada : des conceptions différentes de l’authenticité en littérature ?

Cette polémique révèle également des divergences culturelles entre la France et le Québec. Au Canada, les lecteurs de sensibilité sont de plus en plus intégrés dans le processus éditorial, en particulier dans le milieu anglophone.

Olga Duhamel-Noyer, directrice littéraire aux éditions Héliotrope, explique : « Depuis cinq ans environ, ça se fait dans une relative normalité au Québec. » Au contraire, en France, cette pratique reste marginale et suscite une certaine méfiance.

Certains auteurs français voient dans cette démarche une américanisation de la littérature, qui impose des normes de représentation strictes. Pour eux, la fiction doit rester un espace de liberté totale, où l’auteur peut explorer des thèmes controversés sans craindre de froisser des sensibilités. C’est ce que Philippe Claudel, secrétaire général du Goncourt, résume par une formule lapidaire : « Les chiens aboient, la caravane Goncourt passe ! »

Le lecteur de sensibilité : allié ou censeur ?

Au final, la question reste ouverte. Le recours aux lecteurs de sensibilité peut être vu comme une démarche de respect et d’enrichissement de la fiction. Il permet de garantir une certaine authenticité dans la représentation des personnages et des situations, surtout lorsqu’elles sont éloignées de l’expérience directe de l’auteur. Cependant, la crainte de Nicolas Mathieu n’est pas infondée : si cette pratique devient une norme, elle pourrait conduire à une forme d’auto-censure et à une littérature policée.

David Joy et Kevin Lambert rappellent l’importance d’une écriture responsable, mais leur démarche soulève la question de la frontière entre responsabilité et restriction.

En ce sens, les lecteurs de sensibilité interrogent notre vision de la fiction et son rôle dans la société : doit-elle refléter fidèlement la diversité du monde ou se donner la liberté de heurter et de déstabiliser ? La réponse dépendra sans doute de l’évolution de la littérature elle-même et de la place que la société accordera aux voix dissonantes.

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