María Sonia Cristoff est une romancière de non fiction et de fiction et professeure de creative writing argentine. A l’occasion de la parution de « Mal d’époque », aux éditions du sous sol, elle nous raconte sa manière d’écrire et d’enseigner l’écriture. Sa méthode repose sur la lecture, une lecture qui vise à se nourrir des autres auteurs avant d’écrire.
Comment avez-vous appris à écrire de la fiction ?
En lisant, en lisant, en lisant. Je lis depuis que j’ai 3 ans. Fondamentalement, je pense que l’écriture est une sorte d’immersion qui vient avec la lecture.
Avez-vous également appris à écrire de la non-fiction ainsi ?
Oui. Je ne vois pas tellement de différences entre fiction et non-fiction. C’est pourquoi je dis que j’écris dans une zone hybride, entre les deux. Pour moi, il n’y a pas de différence notable. Nous pourrions entrer dans des détails, mais dans les grandes lignes, il n’y a pas de différence. Dans la plupart des cas, il n’y a pas de différences, pour moi.
Quels sont les auteurs dont vous avez le plus appris ?
Borges, bien sûr. Mais plus précisément de Borges, cette idée que la fiction peut être également une forme d’essai. Il a une approche d’essayiste dans ses contes. Manuel Puig, un écrivain argentin, pour sa façon de traiter les voix, ce qui est très important pour moi quand j’écris. Annie Ernaux, pour la distance avec laquelle elle écrit. Pour la manière tellement intelligente dont elle aborde sa propre expérience. C’est tellement, tellement intelligent. En outre, je m’intéresse aussi beaucoup à elle parce qu’elle a un projet narratif littéraire très clair, un programme narratif. Et elle a la force de le soutenir. Qui d’autre ? Virginia Woolf, pour son courage d’expérimenter.
Lisez-vous « comme une écrivaine » ?
Non, je pense que je lis comme un oiseau de proie. Je lis tout le temps en me demandant comment il a résolu ça ? Comment ? Ah, oui, comme ça, mmmm. Je veux dire, c’est comme si je comprenais le mécanisme. Mais il se trouve que j’aime lire, donc c’est inévitable, je ne peux pas m’en empêcher. Et j’aime lire ainsi.
Apprenez-vous à lire ainsi à vos étudiants de creative writing ?
Oui, absolument. Pour moi, c’est le seul moyen, le seul moyen. Je dis toujours à tous mes élèves : lisez, lisez, lisez, lisez, lisez, lisez, lisez, lisez, ne soyez pas si obsédés par l’écriture, lisez et lisez comme ça. En Argentine, il y a un oiseau de proie très commun appelé Caracara huppé. Et en fait, nous avons un verbe familier en Argentine qui vient du nom de cet oiseau qui est « caranchar », que l’on pourrait traduire par « prédater ». Normalement nous utilisons ce verbe en argentine, « caranchar », « prédater » pour le repas. Par exemple, il y a une grande tablée et les gens disent « prédater » un peu de tout. Alors je dis à mes étudiants, « carancha », « prédatez ». Je veux dire : lisez en « prédatant » dans les livres.
Comment travaillez-vous sur un récit ?
En général, je travaille toujours de la même manière. Lorsque je décide que quelque chose est suffisamment clair pour que je puisse me lancer dans un projet, je lis, je lis, je lis, je lis. Je veux dire que je lis, mais je lis précisément du matériel non fictionnel en général, des essais sur d’autres fictions qui traitent de ce sujet. Je commence à lire pour ce projet et à un certain moment, je me constitue une bibliothèque en dehors de ce livre. Et à un moment donné, il me semble que tout m’amène à écrire comme la lecture le fait, c’est comme régurgiter. C’est à ce moment là que j’écris et normalement c’est là que je partage. En gros, j’écris et de temps en temps, je continue à lire, et j’écris à nouveau. Mais je n’ai jamais écrit à partir de rien. Pour moi, je dois d’abord mettre en place un système de beaucoup de lecture.
Votre méthode a-t-elle évolué ?
Pas depuis le début. En fait, mon début… Vous m’avez demandé tout à l’heure comment j’ai commencé. Mon début est lié à un voyage très étrange que j’ai effectué en tant que traductrice pour une entreprise de médias dans un ranch de la Terre de Feu. Ils m’ont engagé pour travailler là-bas pendant trois mois et donc c’était une bonne expérience, vitale, parce que l’environnement de la Terre de Feu est l’environnement de la Patagonie. Il n’y a rien, rien, rien, rien, rien.
Mais il y avait là bas une bibliothèque importante de carnets de voyages, de non-fiction, donc pour moi l’expérience a été si forte que quand je suis retourné à Buenos Aires je savais que je voulais écrire. J’étais prêt à écrire, mais il me semblait justement que je ne pouvais pas encore prendre la distance nécessaire. Et donc, au lieu d’écrire le récit, j’ai rassemblé une compilation des textes que j’avais lus là-bas. Donc en premier, je dois être capable de compiler un livre à partir de mes lectures.
Quels sont les points techniques les plus difficiles pour vous ?
Je ne pense pas qu’il y en ait un en particulier. Je veux dire, je n’ai rien de focalisé là-dessus, c’est plus comme si j’avais besoin de m’accorder à une voix. Par voix, je veux dire autant la voix au niveau de la prose, mais également comment elle se relie à la subjectivité du narrateur. Cela me prend beaucoup de temps, parce que je pense que lorsque cela s’incarne, il n’y a pas de problème technique par la suite. C’est-à-dire que les problèmes techniques sont des problèmes mineurs, la voix est comme une sorte de rivière qui vient et emporte tout.
Comment faites vous travailler vos élèves ?
Je dis aux étudiants, bien sûr, que c’est l’aspiration qu’il faut viser et non la voix. Mais je leur dis aussi que je crois à la transe, à la transe littéraire. Mais je leur dis toujours : la transe ne doit pas vous prendre au dépourvu, c’est pour cela qu’il est nécessaire, pour s’abandonner à la transe, d’avoir une très bonne maîtrise de la technique. Donc, à cette fin je les invite à « prédater », bien sûr. Et là, j’aborde avec eux des questions très précises, de technique, de construction, de construction de personnages, de prose, d’utilisation du langage, de métaphores, de flash-back, etc. Quand nous lisons, je leur dit : regardez ici comment il construit le personnage, regardez ici comment fonctionnent les dialogues. Je veux dire, j’aborde des problèmes très techniques, mais je leur dis que c’est un problème mineur. C’est un problème mineur qu’il est essentiel de maîtriser, pour – eh bien- quand l’écriture arrive !
Mais je ne pense pas que l’écriture soit une question de gestion de compétences techniques. Je pense que c’est plus que ça.
Leur apprenez-vous à construire des histoires ?
Je ne suis pas une grande fan des histoires, parce que j’insiste, ce qui m’intéresse le plus quand je lis, c’est que la voix fonctionne, la voix, le ton. C’est-à-dire ce mélange de l’utilisation du langage avec cette subjectivité. Et puis, quand la voix fonctionne, c’est ça. Et je ne me soucie pas tellement des histoires. Donc il y a des gens qui pensent « j’ai une histoire qui se passe là et l’intrigue… ». Je me fiche de l’intrigue, ça ne m’intéresse pas du tout. De plus, j’écris contre les intrigues, pas contre les gens. Certains lecteurs s’inquiètent de ce qui va se passer dans le roman mais cela ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse c’est comment c’est raconté.C’est comme écouter de la musique. C’est une voix dans laquelle j’entre, et qui m’enthousiasme. Ou pas. Si la voix ne m’intéresse pas, il peut se passer dans le roman les choses les plus extraordinaires, je n’en aurais rien à faire. Et vice versa.
Quels conseils donneriez-vous à des apprentis écrivains ?
Lire, lire en y accordant de l’attention, parce que c’est une façon de focaliser la lecture. Dans chaque histoire il se passe quelque chose, même s’il ne se passe rien, mais ils ne doivent pas commencer à chercher de manière obsessionnelle ce qui se passe. Ils doivent regarder comment la langue est utilisée, comment le personnage regarde le monde, quelles forces il incarne dans le monde, ce genre de chose. Mais surtout, ils doivent lire beaucoup.
Interview : Julie Fuster. Caméra & Transcription : Lionel Tran. Montage : Ryu Randoin.
Cette interview a été réalisée le 24 novembre 2022 à la Villa Gillet.
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